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Ces écrivains qui soignaient leur image

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 11 août 2016 - 1595 mots

MONDE

Dans les expositions qu’ils s’apprêtent à consacrer à Baudelaire et à Oscar Wilde, le Petit Palais et le Musée de la vie romantique, à Paris, n’écartent pas les portraits des deux écrivains qui, loin d’avoir haï la photographie, s’en sont servi.

Napoleon Sarony, <em>Portrait d'Oscar Wilde #26</em>, 1882
Napoleon Sarony, Portrait d'Oscar Wilde #26, 1882
Photo

En 1859, le poète et critique d’art Charles Baudelaire « assassine » la photographie, lui qui est pourtant ami avec l’un de ses plus célèbres praticiens, Félix Tournachon dit Nadar. Mais alors que des écrivains refuseront de se faire tirer le portrait, Baudelaire ne renoncera pas à s’adonner à cette construction de soi par l’image mécanique. Comment expliquer pareil paradoxe ? L’exposition « L’œil de Baudelaire » qui se tient au Musée de la vie romantique avance une piste intéressante dans son catalogue et rassemble pour ce faire plusieurs portraits peints et photographiques du commentateur critique.

Le regard perçant de Baudelaire
En premier lieu, Baudelaire n’avait rien contre son image, qu’il construisit d’ailleurs savamment. Le portrait qu’Émile Duroy réalise de l’écrivain en 1844, sa silhouette gracile se détachant d’un dossier mordoré lumineux, montre un jeune homme sûr de lui, deux ans avant que sa revue du Salon de peinture de 1846 ne lance sa carrière de critique. Au moment du portrait, Baudelaire n’a encore rien publié de fondateur, qu’importe. L’attitude est là. Le regard campé vers le peintre, le buste un peu amolli, la main gauche sur la tempe – une habitude qui allait devenir la pose préférée des portraits d’écrivains – et la main droite au premier plan, noueuse, campée. Baudelaire semble parfaitement comprendre les rouages du jeu médiatique qu’implique l’écriture.

Quatre ans après ce premier coup, le poète réalise son autoportrait. Sur ce document retrouvé récemment dans le fonds Geoffroy-Dechaume à la Cité de l’architecture, le visage est dessiné de trois quarts, le cheveu est plus court, il arbore un foulard orangé. L’image est privée, entourée de croquis de nus féminins, de visages. Son usage restera confidentiel. Elle dit peu des ambitions de l’homme. Cette même année, Courbet le peint fumant la pipe et lisant. Un portrait lointain, très différent des portraits photographiques de l’écrivain qui suivent bientôt. Ils seront plusieurs à en réaliser, en premier lieu Nadar. Alors que les deux hommes entretiennent une amitié intellectuelle, et avant même que Baudelaire n’écrive son fameux texte sur la photographie à la faveur du Salon de 1859, celui-ci se livre à l’objectif de Nadar dès 1854. Appuyé sur le fond, il a bougé. L’essentiel est pourtant là, dans le regard transperçant du critique qui scelle cette première image comme fugace. Beaucoup y ont vu la volonté d’échapper à la fixité du temps de pose, Baudelaire ayant fustigé « la patience d’âne » que requiert la prise de vue.

En 1855, encore installé rue Saint-Lazare, Nadar prend l’écrivain plusieurs fois : debout, presque de face, les mains dans les poches, son gilet déboutonné, un foulard noué au col. Baudelaire fixe toujours l’objectif. Le regard est affirmé, jaillissant de son visage éclairé de côté. Dans une autre image, il est assis dans un fauteuil Louis XIII, les yeux s’échappent cette fois-ci du cadre. La rêverie transpire de cette pose en diagonale, le visage pensif soutenu par la main. Il a 34 ans, ses recueils de critiques des Salons commencent à être lus et commentés.

« L’appauvrissement du génie artistique français »
La photographie, elle, si elle jouit d’un engouement commercial, peine à se faire accepter dans la catégorie des beaux-arts. Le jury de l’exposition universelle de 1857 trouve le genre « bâtard » et Baudelaire la qualifie de « petite maîtresse », d’« humble servante des arts ». Les Goncourt la critiquent même s’ils se font immortaliser en photographie. Omniprésente socialement, comme le fait remarquer Philippe Ortel, la photographie peine à trouver une valorisation institutionnelle. Elle viendra en 1859, lorsque la Société française de photographie quittera le Palais des sciences et de l’industrie pour jouxter les salles du Salon des beaux-arts. Pour les photographes, c’est la consécration. Le Salon peut attirer jusqu’à un million de visiteurs. L’enjeu est énorme. Même s’il ne vit pas l’exposition, comme le remarque Dominique de Font-Réaulx dans le catalogue L’Œil de Baudelaire, le critique signa en 1859 une attaque en règle contre le médium dans Le Public moderne et la photographie. Le culte d’exactitude et de réalisme qui l’auréole exaspère le critique. « Je suis convaincu que les progrès mal appliqués de la photographie ont beaucoup contribué, comme d’ailleurs tous les progrès purement matériels, à l’appauvrissement du génie artistique français, déjà si rare. » Pas assez symbolique, trop juste, la photographie répugne le critique. Pourtant, son texte n’aborde aucune image précise. Baudelaire réfute tout imaginaire à la photographie et vilipende son public bêtement enthousiaste. « Le poète se sent exclu d’images trop exactes pour laisser place à sa rêverie », analyse Ortel. Pour Baudelaire, la photographie empêche aussi l’interprétation et le commentaire critique.

Le portrait-carte de visite
Alors comment expliquer tous les portraits à venir de Baudelaire réalisés dans les années 1860 ? Le critique savait départager les photographes comme Nadar du nombre étourdissant de praticiens de la photographie qui agissaient à l’époque suivant des buts plus lucratifs qu’esthétiques. Pour Dominique de Font-Réaulx, Baudelaire prit en 1859 une position de principe qui fut d’ailleurs peu relayée à l’époque et son importance fut bien relative : « Moins pour les contemporains de Baudelaire – son Salon publié dans la Revue française fut à peine lu alors – que pour ses lecteurs du XXe siècle. La critique du poète trouva un écho durable chez nombre de ses admirateurs, Walter Benjamin au premier chef… Il fallut attendre la redécouverte des portraits photographiques de Baudelaire, notamment ceux pris par son ami Nadar, pour qu’il soit possible d’envisager une étude différente de ses écrits de 1859. »
 
Ces images, ce sont celles que Nadar réalise aussi en 1865, montrant l’auteur, assis, toujours les mains dans les poches, fixant l’obturateur. En dix ans, l’un et l’autre ont affermi leur réputation. Nadar qui se refusait en 1855 à adopter l’invention du portrait-carte de visite brevetée en 1854 par un autre photographe, Disdéri, lui préférant la noblesse du portrait grand format (24 x 17 cm), est désormais l’un des plus gros producteurs de la carte bon marché. Cartonnée, mesurant 9 x 6 cm, elle se collectionne, se donne, s’échange et favorise la publicisation des personnalités. Celles des écrivains ont peut-être moins la faveur des collectionneurs que celles de comédiens, mais elles sont tout de même en vogue. George Sand se plaindra d’ailleurs d’être reconnue à cause d’elles.

La mode a gagné toute l’Europe, les tirages sont faramineux. Le nombre d’exemplaires en format carte de visite tirés par Étienne Carjat lorsqu’il photographie Baudelaire n’est pas connu, mais c’est bien cet objet d’échange qui scellera définitivement l’identité visuelle de l’écrivain-critique d’art. Plusieurs images seront réalisées dans le studio de Carjat en 1862-1863, dont le fameux portrait en clair-obscur au regard toujours soutenu, le visage souligné par un col dont la blancheur virginale tranche avec un nœud soyeux qu’un cliché colorisé indique vert. Est-ce parce qu’il est en campagne pour un fauteuil à l’Académie française que Baudelaire s’adonne au format carte de visite ? Il est en effet le plus propice pour faire circuler sa réputation d’écrivain. Mais aucune correspondance n’accompagne ces images pour attester pareille stratégie. Lorsque l’on sait qu’entre 1864 et 1866 environ 400 millions de photo-cartes sont produites en France, l’idée de gagner en popularité pour l’écrivain n’est peut-être pas une fausse piste, d’autant que ses critiques faisaient moins recette à l’époque. Baudelaire n’a donc jamais haï la photographie, il s’en est servi à juste titre, comme d’un objet promotionnel.

Oscar Wilde, « inventeur » du droit d’auteur
« L’homme industriel exhibait son image, la distribuait, la donnait en pâture », écrivit l’historien Jean Sagne. Rien n’est moins vrai que pour Oscar Wilde. En 1881, alors qu’il n’a pas encore publié son Portrait de Dorian Gray (1890), l’écrivain britannique en tournée américaine avec des conférences sur la Renaissance anglaise se fait tirer le portrait chez le grand Napoléon Sarony. Son studio est le plus couru de New York. Il négocie directement avec les vedettes des cachets et des droits d’exploitation élevés qui lui permettent de faire fructifier son affaire. À l’époque, certains systèmes permettent d’imprimer quatre mille portraits-cartes de visite en une journée !

Wilde se met en scène avec tout le dandysme qui fait sa réputation, frôlant la caricature. Là où Nadar avait dépouillé Baudelaire de tout accessoire, Wilde joue dans un décor chargé, tantôt coiffé d’un chapeau, revêtu d’une cape ou d’un costume de velours et chaussé de souliers vernis. Regard évasif, mutin, pensif, charmeur, les attitudes se succèdent offrant un Oscar Wilde au faîte de sa construction médiatique. Baudelaire n’aura eu, lui, qu’une seule expression au visage. Penseur, lecteur, dandy, acteur mystérieux, Wilde se transforme en personnage multiple sous la direction de Sarony. Son image la plus célèbre de l’écrivain sera écoulée à 85 000 exemplaires par la société Burrow-Giles Lithographic. Au terme d’un procès qui fera jurisprudence, Sarony se verra reconnaître le droit d’auteur et démontrera que la photographie a bien le statut d’œuvre d’art. Le succès social de la tournée du Britannique aura ainsi été brillamment relayé par ce jeu d’images dont treize seront exposées au Petit Palais dans le cadre d’« Oscar Wilde, l’impertinent absolu ».

Si les écrivains entretiennent encore savamment leur image médiatique de nos jours – pensons simplement à Michel Houellebecq dont l’exposition vient de se terminer au Palais de Tokyo –, empruntant d’ailleurs bien des poses à ces cartes de visite photographiques du XIXe siècle, les critiques d’art, s’ils sont identifiés par les autres acteurs du monde de l’art, n’ont pas forcément de visage pour les lecteurs. Leur nom fait mouche, mais leur image reste superflue, une rareté dans notre monde hypermédiatique.   

À voir

« L’œil de Baudelaire », du 20 septembre 2016 au 29 janvier 2017. Musée de la vie romantique, 16, rue Chaptal, Paris-9e. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Tarifs : 8 et 6 €. Commissaires : Robert Kopp, Charlotte Manzini, Jérôme Farigoule, Sophie Eloy. www.vie-romantique.paris.fr

« Oscar Wilde, l’impertinent absolu », du 28 septembre 2016 au 15 janvier 2017. Petit Palais, Musée des beaux-arts de la Ville de Paris, avenue Winston-Churchill, Paris-8e. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h, le vendredi jusqu’à 21 h. Tarifs : 10 et 7 €. Commissaires : Dominique Morel, Merlin Holland. www.petitpalais.paris.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°693 du 1 septembre 2016, avec le titre suivant : Ces écrivains qui soignaient leur image

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