Sculpter l’alimentation de demain

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 10 août 2016 - 459 mots

ART ET NOURRITURE - Que mangerons-nous en 2050 ? C’est en substance la question que posent depuis 2014 Anastasia Bolchakova et Elsa Ferry, associées pour l’occasion au sein du CFA (Cabinet de fumisterie appliquée), dans le cadre du projet Horizon 2050.

Leurs réponses, adossées à la représentation d’un monde franchement dystopique, se déclinent au gré d’installations, de fictions écrites, de performances, de vidéos, qui toutes exploitent le formidable potentiel plastique, expérimental et dramatique de l’alimentation. En novembre 2015, le duo présentait ainsi à l’Atelier des vertus (Paris) une Udag ou « unité de distribution gouvernementale » et y donnait à voir un monde fait de plateaux-repas anémiques et de bouteilles d’eau dessalée.

Ce printemps, à Lille, une double installation à l’espace Le Carré et au palais Rihour articulait cette vision pseudo-prospectiviste à la question si contemporaine des inégalités : ici, un « Bigbang Self » fournissant à la population générale une maigre ration de 800 calories/jour composée de nourritures pathogènes (insectes, pâtés de limaces, poissons génétiquement modifiés…) ; là, une longue table de banquet proposant des mets gastronomiques d’apparence savoureuse, mais qu’un examen attentif révélait à peine plus comestibles. Le 5 juin dernier, le duo dévoilait les coulisses d’un autre Bigbang Self au centre d’art contemporain La Brasserie (Foncquevillers), à voir dans le cadre de l’exposition (sus)tentations jusqu’au 30 septembre : au gré d’une performance, les deux artistes, en combinaisons de laboratoire, s’affairaient à la préparation de plateaux-repas. Enfin, Horizon 2050 a donné lieu à l’écriture d’une enquête fumisto-futuriste signée du journaliste fictif Jean-Roger Helmin sur les nourritures de demain. Dévoilée à Lille lors d’une lecture publique, elle déroule le scénario cauchemardesque d’une alimentation à deux vitesses où se mêle tout ce que l’époque peut imaginer de pire : entomophagie (consommation d’insectes), OGM, algues polluées, mais aussi lait maternel, « viande de soi », et même « viande de star » produites en laboratoire. 

Le mélange de jargon scientifique et de fausse prospective auquel se livre le CFA sied bien à une époque où l’explosion démographique et urbaine, l’accroissement des inégalités, le changement climatique et le tripotage du vivant par l’agro-business laissent présager une crise alimentaire majeure. Mais, si Horizon 2050 procède selon Anastasia Bolchakova et Elsa Ferry d’une « stratégie de survie », c’est aussi dans l’humour et la « fumisterie » que celle-ci se déploie. Glacial, aseptisé, l’univers qu’elles mettent en scène répond d’un « grincement de dents » – mi-terrifié mi-comique – au trouble distillé par les médias et les réseaux sociaux quant à nos modes de production alimentaire. Cette ambiguïté délibérée permet de tenir à distance tout esprit de sérieux et même tout discours trop ouvertement militant. En invitant le spectateur à élaborer un scénario global via un faisceau d’indices, les deux artistes offrent ainsi de mesurer l’écart – somme toute faible – qui sépare leurs anticipations de ne ce que nous mangeons déjà.

(sus)tentations

jusqu’au 30 septembre 2016. La Brasserie, 5, rue Basse, Foncquevillers (62). Le samedi et le dimanche de 11 h à 18 h et sur rendez-vous. Entrée libre. artbrasserie.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°693 du 1 septembre 2016, avec le titre suivant : Sculpter l’alimentation de demain

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