Francis Bacon à Monaco : la roulette du temps

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 24 juin 2016 - 1878 mots

Grand lecteur de Proust, Bacon aurait pu être l’un de ses personnages. Écartelé entre violence et délicatesse, angoisse de la mort et jouissance de l’instant présent, il semble avoir voué sa vie à embrasser le Temps, de la chair comme du jeu, sous les couches de sa peinture…

Hurler comme un condamné à mort sur sa chaise. Comme si la vie éternelle en laquelle il croyait se dérobait soudain – comme si, d’un coup, ce pape inspiré de Vélasquez n’était plus que chair, cette chair qui fascinait Francis Bacon. « Il me disait que parfois, en regardant des carcasses de viande dans les boucheries, il se voyait à leur place », confie le critique d’art Franck Maubert, auteur d’un livre d’entretiens avec l’artiste, L’odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux, entretiens avec Francis Bacon [éd. Mille et Une Nuits]. Car pour le peintre la vie commence à la naissance pour se terminer à la mort. Entre les deux, un fil tendu, sur lequel il a tenté de vivre le plus intensément possible. Sans avoir jamais appris à peindre, cet autodidacte s’est jeté à corps perdu dans la peinture, saisissant dans la toile la puissance de la sensation au point de la rendre immédiatement présente au spectateur. Comme un morceau de réalité et de vie charnelle embaumée par le pinceau d’un peintre qui plaçait l’Égypte antique au-dessus de toutes les cultures. Ainsi, au Grimaldi Forum de Monaco, qui lui consacre une rétrospective exceptionnelle intitulée « Francis Bacon, Monaco et la culture française », chaque toile vibre de l’excitation du peintre – comme un ultime pied de nez à la mort, qui l’a emporté en 1992.

La vie à pleines dents
Francis Bacon à Monaco ? Voilà de quoi surprendre qui connaîtrait seulement les toiles hurlantes de l’artiste. Et pourtant, le peintre britannique s’installe dans cette ville de stars, loin de l’effervescence artistique et littéraire des capitales européennes, à 37 ans, en 1946. Il y vivra trois années. À la recherche de la dolce vita ? Peut-être. Il vient d’empocher deux cents livres sterling, à la suite de la vente à Londres de Peinture, 1946. À Monaco, où il est parti aussitôt, il fréquente bars et casinos, jouissant de la douceur du climat aux côtés de son amant et mécène Éric Hall, et sous le regard bienveillant de sa nourrice, Jessie Lightfoot, dont il n’a jamais voulu se séparer.

Sans doute cet asthmatique amoureux de l’œuvre de Marcel Proust retrouve-t-il dans cette ville du luxe et du snobisme un peu de son souffle perdu. Car Bacon n’apparaissait pas à ses proches comme un mélancolique. Il aimait la vie. Ceux qui l’ont connu décrivent un homme jovial et d’une grande délicatesse. « “La vie, quelle merveille !”, répétait-il souvent », confie l’historien de l’art Eddy Batache, qui fut l’un de ses plus proches amis. Comme si sa peinture absorbait ses angoisses et rendait la vie réelle plus légère, plus intense. « Bacon brûlait sa vie, par tous les bouts », se souvient Daniel Lelong, qui fut son galeriste. 

Il faut dire que l’homme revient de loin. Son père honni, éleveur de chevaux irlandais, l’a élevé avec brutalité, avant de le rejeter violemment en découvrant son homosexualité. Le jeune Francis Bacon a alors vécu la vie de bohème à Berlin, à Londres, à Paris, aidé financièrement par sa mère, cumulant les petits boulots et profitant aussi, sans doute, de quelques largesses de ses amants.

Une passion pour la culture française
L’art entre brutalement dans sa vie en 1927. Francis Bacon a à peine 18 ans. À la galerie Rosenberg, à Paris, le jeune homme découvre les peintures surréalistes de Picasso. Ses personnages courant et jouant sur les plages de Dinard le stupéfient. Rien de narratif dans sa peinture. Le temps semble éternel ; seuls importent le traitement et la présence des personnages. Ce jour-là, Francis Bacon décide de peindre. Et, désormais, lorsqu’il ne peint pas et ne s’enivre pas de vin et d’amour, cet esthète s’abreuve de la culture française. « Il l’aimait par-dessus tout ; il passait des heures au Louvre, à admirer l’art égyptien qu’il aimait par-dessus tout, mais aussi à scruter les toiles de Poussin ou de Chardin…. », explique Martin Harrison, commissaire de l’exposition monégasque. Tout comme il ne cesse de lire, Eschyle, Racine, Proust, Valéry. « Il était très raffiné, et avait une passion pour la culture française ; il appréciait particulièrement les jardins à la française et leurs arbres bien taillés », rapporte Eddy Batache.

De fait, Bacon, comme ses tableaux, est pétri de tensions et de contradictions – et ce paradoxe entre l’homme délicat magnant avec brio l’art de la conversation et les cris de ses toiles se trouvent au cœur de sa peinture. « Elle est d’une grande violence ; mais en même temps, quelle délicatesse dans ses gris et ses mauves, qui se répondent sur la toile avec mystère… », observe Daniel Lelong. De même, les premières œuvres connues de cet athée convaincu, dès 1933, mettent étrangement en scène la crucifixion. Ce thème traversera l’œuvre de Bacon. La rétrospective du Grand Palais de 1972 s’ouvrira sur Trois études pour une crucifixion, exécutées en 1944… et sa Peinture de 1946, qui entrera au MoMA deux ans plus tard, représente également un crucifié…. qui pourrait aussi bien être un morceau de viande écartelée. Comme si, en exprimant les souffrances de la chair, dans sa crudité, sa matérialité, le peintre touchait au sacré. « Le peintre est boucher certes, mais il est boucher dans une église, avec la viande pour Crucifié », analyse Gilles Deleuze en référence à la Peinture de 1946, dans Francis Bacon :  logique de la sensation. Bacon le nietzschéen, peintre religieux ? Oui, « dans les boucheries », insiste Deleuze.

D’ailleurs, un jour, dans la basilique de Vézelay, comme brutalement traversé par le scandale d’un Dieu fait chair, le vieux peintre qui raillait pourtant toute expression de mysticisme, tombera à genoux. « Bacon a toujours nié cet abandon soudain… comme s’il n’avait jamais eu lieu. Pourtant, plusieurs témoins étaient présents… », confie Eddy Batache. De même, sa peinture échappe au strict contrôle de la raison. « Il peignait en mobilisant son inconscient. Il partait d’un motif, et aussitôt une sorte d’automatisme se mettait en place, qui faisait évoluer la peinture. Il commençait à faire le portrait d’un ami, et voilà qu’il devenait une tête de singe ! Ou encore une vague devenait une peinture ! », observe Eddy Batache. Bacon l’a expliqué lui-même : « J’essayais de faire un oiseau en train de se poser dans un champ. Et c’était peut-être lié en quelque manière avec les trois formes survenues auparavant, mais soudain les lignes que j’avais tracées suggérèrent quelque chose de tout à fait différent et de cette suggestion a surgi le tableau. Je n’avais pas l’intention de faire ce tableau-là, je n’ai jamais pensé qu’il serait comme ça : c’était continuellement comme un accident montant sur la tête d’un autre. »

Est-ce cette dimension de hasard et de perte de contrôle qu’il expérimente à Monaco, dans le jeu et la peinture ? Sans doute. Car s’il court les casinos, il ne cesse, aussi, de créer, comme le révèlent des lettres découvertes récemment. Même s’il détruit presque toutes ses toiles. Car Bacon ne peut se contenter d’un tableau simplement « réussi », observe le critique d’art David Sylvester, qui fut son interlocuteur privilégié. Il doit être un chef-d’œuvre et, pour cela, il faut jouer le tout pour le tout. « Un jour, pendant qu’il était au téléphone, il m’a entendu dire qu’il manquait quelque chose au tableau qu’il venait de peindre ; il a pris une boule de peinture dans sa main et l’a jetée sur la toile, au hasard, sans regarder. Elle est tombée au bon endroit. Cette fois-là, il a gagné. Mais il aurait aussi bien pu perdre et tout gâcher », se souvient Eddy Batache.

Sous la peinture, Bacon
La vie de Bacon, du reste, s’apparente parfois à une partie de poker, où l’on met sa vie en jeu autant qu’on la dissimule. En 1971, Francis Bacon prépare sa rétrospective au Grand Palais, neuf ans après celle de la Tate Gallery à Londres. L’artiste autodidacte, qui vit désormais à Londres tout en voyageant fréquemment en France où il aura même bientôt un atelier, est devenu un « monstre sacré » de l’art contemporain. Le voici au faîte de sa gloire : le seul artiste à avoir eu les honneurs du Grand Palais de son vivant est alors Picasso. « Francis Bacon ne travaillera plus jamais pour aucune exposition comme il l’a fait pour celle-ci : elle a constitué pour lui l’événement le plus important de sa carrière », insiste Martin Harrison. Et voilà que trois jours avant le vernissage, l’homme qu’il aura sans doute le plus aimé, George Dyer, se suicide. À l’ouverture de l’exposition, Francis Bacon ne laissera rien paraître.

Comme dans les personnages de Proust, les sourires mondains dissimulent l’être profond, et les couches entre différents états émotifs se superposent. De même, Francis Bacon l’embaumeur accumule les couches de peinture sur ses toiles, donnant la sensation d’une matière presque palpable. Une de ses toiles, passée aux rayons X, a ainsi révélé la superposition de seize couches de peinture, « que les rayons ne pouvaient même pas totalement pénétrer », confie Martin Harrison. Comme si Francis Bacon exprimait ainsi la profondeur de l’instant, de la personne, du temps de l’individu en superposant les couches de peinture et les différents états de ses sujets. « Il ne demandait jamais à quiconque de poser. Mais il ne peignait que ses proches, qu’il connaissait et regardait intensément. Pour réaliser mon portrait, il a voulu que je me rase, en m’expliquant que je me cachais derrière ma barbe… Un jour, je l’ai rasée. Il m’a dit : “Maintenant, je t’ai vu !”… Et il a peint mon portrait… avec ma barbe ! Mais voir mon visage “à nu” lui était nécessaire », explique Eddy Batache. Ainsi, dans son portrait de Michel Leiris, qui fut son ami, les traits de l’écrivain sont extrêmement déformés… et pourtant, l’homme est immédiatement reconnaissable. Et, sous les couches de peinture, son cœur semble toujours battre... ou celui de Bacon ?

1909 Naissance à Dublin
1934 Première exposition à la Transition Gallery qui est un échec
1936 Refusé à l’exposition internationale du surréalisme à Londres
1945 Son tableau Trois études de figures au pied d’une crucifixion provoque le scandale
1962 Il peint son premier grand triptyque, Trois études pour une crucifixion
1972 Rétrospective au Grand Palais à Paris
1992 Décède lors d’un voyage à Madrid

L’exposition événement à Monaco

Aucune rétrospective n’avait encore mis en évidence les liens profonds qui attachaient Francis Bacon à la culture française. Pour l’exposition « Francis Bacon, Monaco et la culture française » au Grimaldi Forum, Martin Harrison, l’un des plus grands spécialistes de l’artiste et auteur de son catalogue raisonné, a rassemblé plus de soixante œuvres qui apportent un éclairage inédit à l’œuvre du peintre en révélant le rôle de Monaco dans la gestation de son œuvre et l’impact de la culture française et de ses artistes (Van Gogh, Léger, Picasso ou Giacometti) sur l’esthétique du peintre. Avec aussi des portraits de ses amis Michel Leiris, Jacques Dupin ou Eddy Batache.

Francis Bacon, Monaco et la culture française

du 2 juillet au 4 septembre 2016. Forum Grimaldi, 10, avenue Princesse Grasse, Monaco (98). Ouvert tous les jours de 10h à 20h, nocturnes les jeudis jusqu’à 22h. www.grimaldiforum.com 

Légende Photo :
Eddy Batache, Francis Bacon à Monte-Carlo, novembre 1981.© Eddy Batache, courtesy Francis Bacon MB Art Foundation - MB Art collection

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°692 du 1 juillet 2016, avec le titre suivant : Francis Bacon à Monaco : la roulette du temps

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