L’atelier, cet antre infini

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 18 avril 2016 - 805 mots

Au Petit Palais, une exposition pénètre l’intimité de la création, là où les œuvres naissent au monde : les ateliers d’artistes.

L'atelier est un monde à part, avec son bric-à-brac, avec son parquet qui craque et ses sellettes qui tournent, son tabouret défoncé, ses tubes de peinture coagulée, ses chaises de fortune. Il y fait souvent frais et humide, on y sent la terre, le plâtre, la térébenthine, la poussière et le destin qui se forme. La lumière vient parfois d’en haut, céleste et pure, parfois du nord, immobile et diaphane, souvent d’ampoules qui clignotent, la faute à cette électricité qui, comme l’argent, hésite à venir.

L’atelier est un lieu intimidant dont ne franchit pas le seuil qui veut. Le modèle y montre ses formes pleines, et un peu lourdes, le marchand y évalue les miracles à venir, l’artiste y pose en athlète – torse nu comme Picasso – ou en démiurge – barbe longue comme Cabanel. Le photographe, lui, y fixe une pratique jalouse, une solitude infrangible, une mythologie savante : sise à Paris, au Petit Palais, une exposition rappelle combien les autochromes, les daguerréotypes ou les albumines nous ont permis et nous permettent encore de saisir – dans les deux sens du terme – le participe présent de la création, quand la spatule arrache la glaise ou quand le modèle frémit, quand lutte l’artiste ou quand se repose le guerrier.

Absences
Articulée autour de trois sections (« L’artiste en majesté », « La vie dans l’atelier » et « Méditations photographiques »), la présente exposition décline les images diaprées d’un temps suspendu, arraché à l’intime et, plus encore, au mystère. Qu’elle soit autorisée ou intruse, la photographie révèle un atelier et, donc, un artiste. Dis-moi où tu travailles, je te dirai qui tu es : Toulouse-Lautrec et Monet posent d’autant plus volontiers devant l’objectif qu’ils savent par cœur le pouvoir mythographique de l’atelier, sa capacité à fonder des récits et à édifier des légendes.

Si la photographie d’atelier enregistre souvent une présence – celle du peintre, de son œuvre, d’un visiteur, d’un événement, de « quelque chose qui arrive » –, elle peut également célébrer une absence, suppléer, exprimer le silence et le secret : ainsi ces images ineffables de pinceaux abandonnés, de jachères profuses, de désordre savant ou, au contraire, d’ordre établi. L’atelier déserté ressemble à la grotte sans Jérôme, à la cellule sans le moine ; il devient le prolongement de l’artiste, la métonymie parfaite de sa création. Et l’absence de devenir un miracle sans le Créateur, l’espace absolu de l’Incarnation. Troublant. 

Dans l’atelier de Picasso

André Villers, La Palette de Picasso, 1955. Picasso n’est pas là. Les pinceaux trempent dans leur pot, à moins qu’ils ne sèchent : qui peut dire si l’artiste a suspendu son œuvre ou s’il l’a achevée ? Est-ce une image prise pendant ou après ? Une assiette, un papier journal, des traces, des coulures : ainsi est la petite cuisine de la grande peinture. Curieusement, 1955 est l’année qui voit la caméra d’Henri-Georges Clouzot pénétrer dans l’atelier du Minotaure afin de percer le mystère Picasso. Rares et magnifiques sont les sésames.

Dans l’atelier d’Adolph von Menzel
Anonyme, Moulage de la main d’Adolf von Menzel tenant un pinceau, vers 1900. Un vrai pinceau dans une fausse main, l’ensemble tenant verticalement par on ne sait quel stratagème. Cette amputation fictive est-elle une allusion à ce corps en morceaux qui hantait le peintre allemand Adolph von Menzel, à ces natures littéralement mortes qu’il aimait peindre avant de les exhiber sur les murs saturés de son atelier ? La photographie semble l’insinuer : la peinture est une manière prodigieuse de transpercer les apparences et de transfigurer le réel, quitte à rendre éternelles des choses naturalisées.

Dans l’atelier de Francis Bacon
Charles Matton, L’Atelier de Francis Bacon, 1986.
Les murs sont sales et les étagères saturées de pots, de pinceaux, de bricoles en tout genre. Un espace sens dessus dessous, une peinture diluvienne. Le regardeur est au centre de l’atelier, au cœur du miracle. Or, cette image n’est pas authentique, elle est la reconstitution miniaturisée de l’atelier de Francis Bacon. Le monde mis en boîte, donc. Une mystification optique que Charles Matton sut mettre délicieusement en abyme en photographiant ses propres prouesses techniques. Renversant.

Dans l’atelier de Jeff Koons

Gautier Deblonde, L’Atelier de Jeff Koons à New York, 2005.
Pas de chahut ni de chaos, pas de poussière ni de salissure. Un espace immaculé et lumineux, sous des néons impeccables, où se devinent les projets en cours et la répartition des tâches à venir. L’art ne déborde plus, il est entre de bonnes et nombreuses mains. L’atelier de Jeff Koons n’est pas une thébaïde énigmatique, pleine de secrets obscurs, mais une scène clinique où la transparence est de mise. Silencieuse, la photographie ne laisse pas place au doute : ici on opère méticuleusement.

« Dans l’atelier. L’artiste photographié d’Ingres à Jeff Koons »

Jusqu’au 17 juillet 2016. Petit Palais, Musée des beaux-arts de la Ville de Paris, avenue Winston-Churchill, Paris 8e. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h, nocturne le vendredi jusqu’à 21 h. Tarifs : 10 et 7 €. Commissaires : Delphine Desveaux, Susana Gállego Cuesta et Françoise Reynaud. petitpalais.paris.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°690 du 1 mai 2016, avec le titre suivant : L’atelier, cet antre infini

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