Cinéma

Séance de peinture avec ou sans pop-corn ?

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 23 mars 2016 - 1542 mots

Depuis 2012, une société de production anglaise réalise une série de longs documentaires sur de grandes expositions destinés à être projetés dans les cinémas, dont Renoir ou Peindre le jardin moderne, diffusés ces jours-ci en France. Ingrédients du succès…

Sept heures du soir, un samedi d’hiver à Londres. Par opposition aux trottoirs bondés de Picadilly Street livrée à la fièvre des soldes, la cour de la Royal Academy of Arts est sombre et déserte, son musée fermé aux visiteurs. Une petite cohorte d’amateurs d’art circule pourtant à l’intérieur des galeries ; quelques personnes ont accepté de prêter leur silhouette au tournage qui a lieu ce soir-là. « C’est bien de voir des gens devant les tableaux, cela donne une idée de l’échelle », explique le réalisateur Phil Grabsky, qui suit d’un œil la scène en cours. « Action ! », crie une voix. Un cameraman se faufile au milieu du petit attroupement. La direction d’acteurs est minimaliste. Il faut dire que la véritable star de l’histoire qui se joue ici, c’est la peinture.

« Un phénomène mondial »
En échange de leur participation docile, ces quelques figurants ont le privilège de déambuler tranquillement dans ce qui s’annonce comme l’une des expositions phare de la saison : « Painting the Modern Gardern: Monet to Matisse ». Le « show », qui rassemble plus de cent vingt œuvres signées Cézanne, Kandinsky, Klee, Klimt, Manet, Matisse, Pissarro, Renoir, Sargent, Van Gogh, etc., est également le sujet du douzième film que Phil Grabsky consacre à de grandes expositions sous son label Exhibition On Screen. À la tête de la société de production britannique Seventh Art, ce quinquagénaire se dit passionné de documentaires depuis l’université. Il en a fait son métier : parmi les nombreux opus qu’il a produits pour la télévision et le cinéma, on lui doit entre autres un film tourné en Afghanistan en 2002, peu après la destruction des bouddhas de Bâmiyân. The Boy Who Plays on the Buddhas on Bamiyan donne à voir le quotidien de Mir, un jeune garçon que Grabsky a suivi pendant un an. Sa société de production est également à l’origine d’un cycle sur les grands compositeurs de musique intitulé À la recherche de… – Mozart, Beethoven, Haydn, Chopin – et de nombreux films sur l’art. Enfin, en 2012, avec le label Exhibition On Screen, Phil Grabsky lance ce qu’il considère comme une nouvelle marque artistique, avec pour concept la diffusion sur grand écran d’expositions de peinture. Ces « films d’exposition », comme il existe des films d’action, sont aujourd’hui diffusés dans une quarantaine de pays aux quatre coins du globe (à l’exception pour le moment de la Chine, du Japon et du Portugal), au cinéma, mais aussi montrés à la TV et déclinés en DVD. « À l’issue de cette saison, nous espérons atteindre le million de tickets vendus », pronostique Phil Grabsky, qui affirme recevoir des emails de spectateurs enthousiastes en provenance d’Afrique du Sud, du Canada et de Hong Kong. « Un phénomène mondial », s’enflamme même The Guardian.

Deux ans de tournage
Ce projet, Grabsky l’a longuement mûri. Au début des années 2000, la commande d’une série sur les impressionnistes pour la télévision britannique lui donne l’occasion de nouer de bonnes relations avec plusieurs institutions culturelles et, surtout, de vérifier que l’audience est au rendez-vous pour un programme qui passe très vite de la case du dimanche après-midi à celle du début de soirée. Ce constat intervient alors que le succès commercial du réalisateur Michael Moore a changé le statut des documentaires en les propulsant à l’affiche des cinémas. La vidéotransmission, par satellite, d’opéras et de ballets, en direct du Metropolitan de New York ou du Bolchoï de Moscou, mais aussi la numérisation qui rend les tournages moins coûteux sont autant de facteurs qui incitent réalisateurs et producteurs à investir le grand écran avec des productions offrant à un large public un accès renouvelé à la culture. Et plus précisément, donc, à la peinture.

En 2009, il obtient un rendez-vous à la National Gallery afin d’envisager une première collaboration avec le musée. L’accueil est réservé : « Ils trouvaient le concept curieux. Mais ils m’ont fait confiance et m’ont dit que j’avais de la chance : ils préparaient justement une exposition majeure, Leonard de Vinci, peintre à la cour de Milan. Des toiles qui ne voyageraient peut-être plus jamais allaient pour quelques mois être réunies à Londres. » Reste à obtenir les droits de filmer et à convaincre les distributeurs, qui se montrent sceptiques.
Ce premier tournage s’étale sur deux ans. « Finalement, Picture House nous a suivi et a programmé le film à condition qu’il sorte le jour même de l’ouverture de l’exposition, comme un événement en direct. » Tant pis pour la post-production, indispensable au respect de la colorimétrie. Phil Grabsky enregistre quelques séquences en amont et Leonardo Live sort dans une quarantaine de salles qui affichent complet. Une seconde version rééditée sera montrée en 2012 dans environ huit cent cinquante salles à travers le monde, dont certaines aux États-Unis.

Pour promouvoir cette première mondiale, Phil Grabsky insiste alors sur le fait que, quand bien même on aurait la chance de visiter l’exposition londonienne, il est difficile, dans la cohue, de passer plus de « 18 secondes devant chaque tableau », quand le film, lui, offre de s’attarder à loisir sur des détails. « L’idée que voir une peinture dans un film est aussi bien, si ce n’est mieux, que de la voir en vrai, serait-ce dans le contexte d’une exposition bondée, est étrange », s’étonne cependant la journaliste du New York Times dans le long compte rendu qu’elle consacre à la projection. L’image, ce n’est pas l’œuvre. Mais Exhibition On Screen ne prétend pas se substituer à l’expérience de l’exposition originale. Les films s’adressent à tous ceux qui ne peuvent se rendre au musée et leur fournissent quelques bonus.

Des films pédagogiques
Alors que commence la troisième saison, avec Goya, visions de chair et d’os, Renoir respecté et rejeté et Peindre le jardin moderne : de Monet à Matisse, la formule est en effet bien rodée. « Ce que les gens apprécient, c’est de voir les peintures à l’écran longuement, sans interruption, ce qui arrive rarement quand on se rend dans une expo qui a du succès, répète Phil Grabsky. Ils apprécient également qu’on leur dévoile les coulisses : une anecdote sur le réencadrement d’une toile, la présentation de la maquette d’une scénographie avec les petites images des tableaux scotchées sur les parois, etc. »

Ingrédient numéro un, donc, les œuvres, non pas toutes celles qui figurent dans l’exposition, mais une sélection riche en gros plans. Les préparatifs de l’exposition nourrissent le prologue qui introduit le contexte biographique et, avec lui, la dimension narrative : pour Goya, l’équipe est allée tourner en Espagne ; pour Peindre le jardin moderne, le film choisit de faire la part belle aux images de Giverny, en complément des vues de l’exposition, ainsi qu’à celles de deux autres jardins de peintres. Des interviews d’experts (conservateurs de musée, critiques, historiens de l’art, etc.), ainsi que d’artistes évoquant l’influence des grands maîtres fournissent les dialogues, entrecoupés par une bande-son originale de tonalité classique et des extraits de lettres d’archives lues par des comédiens. « Nous ne nous contentons pas de montrer l’exposition. Nous racontons une histoire », assure Phil Grabsky, qui dit rechercher avant tout la « réaction émotionnelle » du spectateur.

Bien sûr, « le film ne peut être un substitut à l’exposition », convient Sylvie Patry, ex-conservatrice en chef du Musée d’Orsay, en poste à la Fondation Barnes depuis début 2016. Elle a vu celui sur Renoir, tourné à la fondation avant son arrivée. « Il met bien en avant la spécificité du lieu et de la collection. Il souligne également la singularité de la démarche d’un collectionneur tel que Barnes. Ces films sont avant tout des films pédagogiques. »

Phil Grabsky espère construire avec son public, du Mexique à la Suède, une relation de confiance qui crédite la marque Exhibition On Screen, quel que soit l’artiste. Cette année, le réalisateur s’apprête à prendre « un risque financier », en choisissant de tourner un film sur la grande exposition consacrée à Jérôme Bosch à Bois-le-Duc, aux Pays-Bas. Tourner un film sur un artiste contemporain ? « Rares sont les noms actuels aussi connus que ceux de Monet, Manet, Van Gogh… » Il raconte cependant avoir eu de longs entretiens avec l’équipe de Damien Hirst, sans que ceux-ci aboutissent. Avant tout, Grabsky entend consolider et élargir le public de « la marque ». Les discussions sont incessantes, avec des musées du monde entier. « Hier des Russes, aujourd’hui des Italiens, demain des Américains ; les États-Unis représentent un marché important. » Prochain objectif ? Partir à la conquête de la Chine ! Et à la reconquête de la France « où, estime Phil Grabsky, nous pouvons faire mieux ». La saison 3 d’Exhibition on Screen est programmée dans une soixantaine de salles de l’Hexagone, essentiellement des salles indépendantes qui choisissent leurs dates de diffusion, sur une fenêtre d’un mois. Certaines programment une seule séance “événement”, en l’accompagnant par exemple d’un cocktail, d’un petit déjeuner ou de la présentation par un expert. » On se fait une toile ?

Renoir, respecté et rejeté, à la Fondation Barnes, Philadelphie. 87 min, réalisé par Phil Grabsky (Seventh Art Productions). Dans les salles à partir du 12 mars 2016.

Peintre le jardin moderne : de Monet à Matisse, à la Royal Academy of Arts, Londres. 90 min, réalisé par David Bickerstaff, produit par Seventh Art Productions. Dans les salles à partir du 24 mai 2016.

exhibitiononscreen.com

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Image du documentaire

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°689 du 1 avril 2016, avec le titre suivant : Séance de peinture avec ou sans pop-corn ?

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