Fran Disco, une ville d’art brut en bd

Par Colin Cyvoct · L'ŒIL

Le 23 mars 2016 - 1442 mots

Quand Marcel Schmitz, artiste trisomique, rencontre Thierry Van Hasselt, dessinateur de BD, cela donne un projet digne de SimCity : Fran Disco, une ville de carton née dans l’imaginaire du premier et prolongée sous le crayon du second.

Les treizièmes Rencontres du 9e art d’Aix-en-Provence s’annoncent riches en manifestations les plus variées. Les 1er, 2 et 3 avril 2016, le public est convié à de nombreux événements offrant des passerelles entre bande dessinée (60 auteurs invités), graphisme, illustration, dessin animé, arts de la rue, musique et même Art brut. Rencontres, expositions, dédicaces, débats, films et performances investissent ce premier week-end d’avril la cité du livre et de nombreux autres lieux répartis dans la ville. Treize expositions prolongeront durant deux mois les découvertes et interrogations du festival.

Parmi celles-ci, la Fondation Vasarely propose un singulier parcours : les planches originales d’une bande dessinée de Thierry Van Hasselt et des croquis d’urbanisme réalisés par Victor Vasarely (1906-1997) accompagnent la maquette de Fran Disco, une ville réalisée en scotch et en carton par Marcel Schmitz. Né à Bastogne (Belgique) en 1966, Marcel Schmitz est un artiste dont l’une des particularités est d’être trisomique. Face à sa saisissante maquette, le spectateur ne sait pas très bien à quel univers il est confronté. Des rues bordées de maisons et de bâtiments les plus déroutants, un château Badrouille inspiré du film La Grande Vadrouille, des tour Eiffel, tour de Pise et autres Atomium de Bruxelles et tunnel-église s’entrecroisent avec des gratte-ciel constellés de milliers de fenêtres.

Une rencontre à la « S » Grand Atelier
Marcel Schmitz habite dans une chambre partagée dans un foyer situé à Vielsalm, au cœur de l’Ardenne belge. Il y fréquente assidûment un centre d’art appelé La « S » Grand Atelier, laboratoire artistique qui propose des ateliers de création – arts plastiques et arts de la scène – ouverts à des artistes déficients mentaux. Anne-Françoise Rouche, fondatrice et directrice de la structure, précise qu’« il n’est en aucun cas question, ici, d’une activité occupationnelle […]. Les qualités de persévérance, d’imagination et de sensibilité, observées généralement chez un artiste “ordinaire”, font partie des compétences très souvent repérées chez les artistes handicapés mentaux. » La « S » Grand Atelier ne fonctionne pas en vase clos. Elle organise des résidences durant lesquelles d’autres artistes venus de l’extérieur sont invités à échanger et à travailler avec les artistes mentalement déficients. Chacune aboutit à des productions inédites, ensuite valorisées par des expositions et des publications. Un de ces projets phares fut Match de Catch à Vielsalm. Initiée en 2007, cette rencontre féconde entre des artistes de La « S » Grand Atelier et des bédéistes contemporains tels Thierry Van Hasselt, Olivier Deprez et Dominique Goblet se concrétisa par une exposition éponyme qui a tourné à travers l’Europe, notamment au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2010, et par une publication à succès aux éditions FRMK.

C’est lors de cette première résidence que Thierry Van Hasselt, né à Bruxelles en 1969, membre fondateur des éditions Fréon et du Frémok, éditeur, scénographe, installateur, graphiste, fait connaissance avec Marcel Schmitz. Il le voit s’essayer à dessiner des immeubles. Passionné d’architecture, il a de gros   soucis avec la perspective, malgré les explications des artistes qu’il côtoie quotidiennement. Revenant à Vielsalm, Thierry constate que Marcel entreprend maintenant de construire avec du carton et du scotch une ville qu’il baptise « Fran Disco ». Fasciné par cette nouvelle approche, il décide de réaliser une bande dessinée. Très vite le projet progresse, maquette et BD interfèrent, « et voilà que nous nous retrouvons ensemble à déambuler dans sa ville, et que dans le même mouvement, ses personnages, engins et véhicules filiformes pénètrent, l’air de rien, dans mes cases de bande dessinée », raconte le dessinateur.

Des histoires d’une ville pas si ordinaire
L’architecture et les espaces urbains ont toujours passionné Marcel Schmitz, comme des repères primordiaux. Il ne se passe guère de jour sans qu’il n’évoque l’apparition d’un nouveau bâtiment. Il raconte à Thierry des histoires sur chaque immeuble et sur les activités des habitants de Fran Disco. Il aime décrire l’usine de chicots (d’endives) où les ouvriers travaillent tout nus. Il parle aussi de personnages omniprésents dans la cité imaginaire comme saint Nicolas (très familier en Belgique, l’ancêtre du père Noël) et d’autres figures religieuses comme des enfants de chœur et un communiant. Marcel Schmitz et Thierry Van Hasselt poursuivent et terminent leur chevauchée commune lors d’une résidence à la Fondation Vasarely en décembre 2015 et en janvier 2016. Fran Disco possède maintenant des bâtiments directement inspirés des volumes en nid-d’abeilles caractéristiques de ce musée architectonique imaginé dès 1966 par Victor Vasarely pour diffuser sa conception d’un « art pour tous ».

Cette dense et vive aventure partagée par Marcel Schmitz et Thierry Van Hasselt trouve son dénouement dans cette même Fondation Vasarely. Fran Disco, cité imaginaire de carton et de scotch, s’épanouit sur 50 m2, flanquée des planches originales de la BD Vivre à Fran Disco, publiée aux éditions Frémok. Dans une étourdissante mise en images de la vie à Fran Disco et des déambulations de Marcel dans son univers où tout fait sens, les habitants dessinés par Thierry côtoient d’étranges comparses dessinés par Marcel Schmitz. Chaque page immerge le lecteur dans un monde où tout peut advenir, comme dans les rêves les plus invraisemblables et cependant parfaitement cohérents à l’instant où on les rêve.

L’album est à découvrir lors du week-end de dédicaces les 1er, 2 et 3 avril 2016 et jusqu’au 21 mai ! L’exposition présente également des croquis d’urbanisme, choisis par les auteurs de Fran Disco, conçus par Vasarely lui-même, plasticien attentif aux spéculations sur « la ville de demain intégrant l’art à l’architecture ». Enfin, M2F Créations-Lab Gamerz développe pour l’occasion une application permettant de se promener dans Fran Disco avec un smartphone, comme si on y vivait.

De l’Art brut, vraiment ?
Cette formidable découverte du travail de Marcel Schmitz met à mal bien des idées reçues sur le concept d’Art brut. On est ici face à la réalisation d’un artiste trisomique qui façonne son œuvre dans une institution, La « S » Grand Atelier, entouré d’artistes professionnels disponibles pour répondre à ses questions. La maquette de sa ville objectivement « déraisonnable » atteste une totale liberté de création, alors qu’il n’est pas indemne d’informations culturelles. Nous sommes loin de l’Art brut tel que le concevait Jean Dubuffet dans les années 1950, un art préservé de toute empreinte provenant de l’« asphyxiante culture ». Ce qui n’enlève rien à la pertinence de Dubuffet, il fallait certainement commencer ainsi afin de pouvoir porter un regard valorisant sur les œuvres des exclus non seulement de la culture, mais aussi de la société. Beaucoup de temps a passé. Nous avons appris à porter d’autres regards sur des créations totalement hors normes, d’autant qu’aujourd’hui il arrive que des êtres fondamentalement différents ne soient pas systématiquement exclus du corps social. C’est le cas en Belgique à La « S » Grand Atelier. Un ouvrage paru en septembre 2014 aux éditions FRMK, Knock Outsider, dresse un bilan sur les pratiques de mixité culturelle dans cette structure. Remarquable ! À la lecture du livre, on saisit qu’il n’est pas facile de comprendre où commence et où se termine la liberté du créateur différent, par exemple déficient intellectuel. Le sociologue Bruno Péquignot raconte avoir été choqué par la réponse d’un plasticien intervenant dans un atelier thérapeutique à l’hôpital Sainte-Anne à Paris. À la question d’un patient « Comment on va faire ça ? », il a répondu : « Mais tu n’as pas besoin d’apprendre, tu n’as qu’à faire comme tu le sens. » Bruno Péquignot évoque ensuite les échanges qu’a eus Marcel Schmitz autour de la perspective en appréciant que des réponses lui aient été données. Ces deux expériences ne sont pas comparables. Dans le premier cas, la question est globale, toute réponse entraînerait le patient à agir non pas en partant de sa sensibilité la plus particulière, mais en se conformant à des suggestions extérieures à lui-même. Le « tu peux faire ça » peut vite devenir « tu dois faire ça » puisque le questionneur, en situation de subordination car sans savoir, peut se sentir obligé de faire comme on lui dit de faire. Alors que Marcel Schmitz sait ce qu’il veut faire, personne ne lui a suggéré de construire une énorme ville en carton ni ne lui a dit comment la réaliser. Face à la difficulté factuelle qu’il exprime, il est naturel de lui répondre comme on le ferait avec tout autre ami artiste. Telle semble bien être la philosophie du « laboratoire artistique » où aime créer Marcel. 

« Vivre à FranDisco. Marcel Schmitz & Thierry Van Hasselt »
Du 1er avril au 21 mai 2016. Fondation Vasarely, 1, avenue Marcel-Pagnol, Aix-En-Provence (13). Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h. Tarifs : 9 à 4 €.
Commissaires : Marcel Schmitz, Thierry Van Hasselt.
www.bd-aix.com

« Rencontres du 9e art »
Programme d’expositions durant avril-mai, week-end BD du 1er au 3 avril 2016. Cité du livre & Bibliothèque Méjanes, 8/10, rue des Allumettes, Aix-en-Provence (13). Le vendredi de 15 h à 19 h, le samedi de 10 h à 19 h, le dimanche de 10 h à 18 h. Entrée libre. www.bd-aix.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°689 du 1 avril 2016, avec le titre suivant : Fran Disco, une ville d’art brut en bd

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