Foire & Salon

Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre en dessin ?

Par Bertrand Dumas · L'ŒIL

Le 22 mars 2016 - 1625 mots

PARIS

Alors que le Salon du dessin et Drawing Now fêtent respectivement leur 25e et 10e anniversaire, L’Œil tente de définir, à travers une sélection choisie dans la Semaine du dessin à Paris, les ingrédients qui font le chef-d’œuvre en dessin.

1. La primauté de l’idée
Prison de Réau : Victor Hugo, La Conscience devant une mauvaise action, 1866, plume et encre brune, 15,5 x 22,1 cm, Maison de Victor Hugo, Paris.
Les amateurs de dessin le savent, Victor Hugo (1802-1885) ne fut pas qu’un immense écrivain, il fut aussi un dessinateur génial. En témoigne cette main tendue dont la portée symbolique s’illumine à la lecture de la légende écrite qui l’accompagne. La Conscience devant une mauvaise action peut être rapprochée d’un poème de La Légende des siècles (1855-1876) : « Et l’on voyait sortir de l’abîme insondable / Une sinistre main qui s’ouvrait formidable ; / “Justice !” répétait l’ombre ; et le châtiment / Au fond de l’infini se dressait lentement. » Ce cri d’encre et de lavis brun est actuellement exposé à la maison d’arrêt de Réau (Seine-et-Marne) qui accueille, jusqu’au 28 avril, l’exposition « Les misérables » consacrée au roman. Le dessin fait partie des œuvres originales choisies par une dizaine de détenus qui, comme Jean Valjean, veulent croire à une seconde chance. Sans doute Hugo, cet exilé épris de liberté et défenseur des opprimés, aurait-il adoubé cette évasion culturelle en milieu carcéral. Contemporaine de la Semaine du dessin, mais accessible aux seuls prisonniers et au personnel pénitentiaire, cette initiative salutaire se devait d’être partagée.

2. La composition
Salon du dessin (Jill Newhouse LLC) : Auguste Herbin, Hache, (1953), 36,8 x 27,9 cm, gouache sur papier.
Il n’y a pas si longtemps, le XXe siècle était le parent pauvre du Salon du dessin. Aujourd’hui, la situation a bien changé et des artistes comme Maurice Estève (1904-2001) ou Auguste Herbin (1882-1960) passeraient même pour des classiques de la manifestation. Du second, la galerie new-yorkaise de Jill Newhouse présente une magnifique gouache de 1953. À cette date, le pionnier de l’abstraction en France, qui passa au début du siècle par le fauvisme, puis le cubisme, vient d’inventer un « alphabet plastique » établissant des correspondances entre lettres, formes, couleurs et sons. Dès lors, ses compositions géométriques s’organisent autour d’un mot. Dans le cas présent, il s’agit de Hache, titre qui ne manque pas de tranchant pour décrire cette combinaison de formes géométriques élémentaires et d’aplats lisses de couleur. Mettre en évidence le rapport que peuvent établir ces éléments entre eux pouvait, selon Auguste Herbin, jeter les bases du langage plastique qui aiderait à construire le monde de demain. Une ambition pour le moins éloquente.

3. L’originalité
Salon du dessin (Galerie Jean-Francois Baroni) : Hubert Robert, Deux dessinateurs au milieu de fragments antiques, devant le Panthéon de Paris, 1804, crayon, aquarelle et encre de Chine, 13 x 20 cm.
La scène est pour le moins cocasse. Un dessinateur, qui n’est autre qu’Hubert Robert (1773-1808), est juché sur un buste antique. De son perchoir, il dessine une sculpture qui semble lui donner la réplique. Le marbre blanc est célèbre puisqu’il s’agit de l’Apollon du Belvédère. Cette référence est à mettre en relation directe avec l’inscription qui figure sur le bloc de pierre près du chapiteau. Elle indique que le dessin fut exécuté à Paris en 1804. L’année précédente, Bonaparte avait ramené d’Italie la sculpture qui devait être l’un des clous de sa « Galerie des antiques » au Musée du Louvre. Le dôme à l’arrière-plan que l’on pourrait prendre pour celui de Saint-Pierre de Rome est, en vérité, celui du Panthéon, à Paris. Ce paysage de ruines bucoliques est donc celui de la montagne Sainte-Geneviève toujours coiffée du chef-d’œuvre de Soufflot. Il pouvait servir de cadre aux leçons en plein air que prodiguait alors Hubert Robert. Parmi ses élèves figurait la comtesse Demidoff que l’on peut voir sur la gauche en train de dessiner un motif pour le moins insolite, celui de son illustre professeur à califourchon sur un buste d’Athéna.

4. La vie des formes
Drawing Now (Galerie Papillon) : Tatiana Wolska, Sans titre rouge, 2015, encre sur papier, 64 x 50 cm, courtoisie Galerie Papillon, Paris. Comme chaque année depuis dix ans (déjà !), le salon Drawing Now révèle son lot de jeunes talents prometteurs. Parmi eux, Tatiana Wolska (née en 1977), artiste d’origine polonaise, se fait remarquer une première fois en 2014 en gagnant le grand prix du 59e Salon de Montrouge. Ce succès d’estime s’est converti l’année suivante en une invitation au Palais de Tokyo (Paris) pour lequel elle conçoit une vaste sculpture en plastique thermoformé dont les formes organiques ne sont pas sans lien avec celles du dessin reproduit. Le volume qu’il représente semble se mouvoir sur lui-même comme un globule rouge dans le sang. Le vivant est consubstantiel de l’univers graphique de l’artiste qui, avec une infinie patience, tisse, sculpte et dessine des membranes inspirées du monde animal ou végétal. Cette capacité à décrire le monde de l’intérieur était aussi celle du regretté Fred Deux (1924-2015). Avec les dessins de Tatiana Wolska, présentés sur le stand de la Galerie Papillon (Paris), gageons que la relève est assurée.

5. La spontanéité
Drawing Now (Galerie Christian Berst) : Guo Fengyi, Sans titre, encre sur papier artisanal, 142 x 52,5 cm.
Le dessin, qui est la technique la plus spontanée et aussi la moins onéreuse pour celui qui la pratique, est souvent à l’origine de créations marginales, dites d’Art brut. Un dessin de Guo Fengyi (1942-2010), présenté par la Galerie Christian Berst (Paris-New York) à Drawing Now, appartient pleinement à cette frange des arts graphiques qui rencontre un intérêt croissant. Comme souvent chez les artistes d’Art brut, on aperçoit ici une horreur du vide et un certain automatisme dans l’écriture, signe d’une création névrotique. Guo Fengyi connaît ses premiers troubles psychiatriques à partir de 1989 et, avec eux, ses premiers dessins qui retranscrivent ses visons. Celles-ci font cohabiter des formes spectrales, voire monstrueuses, et des visages apaisés et souriants. Le tout s’enchevêtre suivant des jeux de symétrie dupliqués sur de grandes feuilles de papier de riz ou des rouleaux pouvant atteindre jusqu’à 10 m de longueur. Avec Guo Fengyi, le dessin est entré dans une autre dimension.

6. Le modelé
Salon du dessin (Nathalie Masselink) : Jacques-Louis David, Académie d’homme en Hercule, sanguine, 67 x 35,7 cm, courtoisie Galerie Nathalie Masselink, Paris.
Cette feuille inédite signée Jacques-Louis David (1748-1825) est l’une des belles découvertes surgies à l’occasion du Salon du dessin. Il s’agit d’une rareté, car seules cinq autres académies du peintre étaient jusqu’ici répertoriées. La sixième que vient d’exhumer la Galerie Nathalie Masselink (Paris) est contemporaine du premier séjour romain (1775-1780) de David. Le jeune Prix de Rome de 1774 fait ici montre de sa parfaite maîtrise de la sanguine. Une fine ligne de contour cerne un réseau de hachures plus ou moins denses selon les effets d’ombre et de lumière que recherche le dessinateur. Ce dernier use de cette technique pour modeler le colosse et l’habiller de la puissante musculature qui participe à sa légende. La panoplie d’Hercule ne serait pas complète sans la chaîne de Cerbère qui sort du cadre de la feuille et, surtout, sans la lourde massue dont les nœuds semblent faits du même bois que le corps massif du modèle. En le dessinant en contre-plongée, David accroît ses proportions et le dote ainsi de la démesure qui caractérise le vainqueur des douze travaux.

7. L’économie de moyens
Fondation Custodia : Rembrandt Harmensz. van Rijn, Rempart près de la St. Anthonispoort à Amsterdam, vers 1648-1652, plume, encre brune et lavis brun, 14,2 x 18,2 cm.
« En route ! » Par cette injonction, la Fondation Custodia nous invite à mettre nos pas dans ceux des artistes des anciens Pays-Bas qui ont jadis arpenté l’Europe dans toutes les directions. À pied, à cheval ou en bateau, ils partirent, le crayon à la main, croquer les motifs lointains qu’ils retiendront plus tard dans leurs tableaux. Or, certains peintres, comme Rembrandt, n’étaient pas voyageurs et n’ont sans doute jamais quitté leur terre natale. À seulement quelques minutes de son domicile, il dessine cette vue du vieux rempart de St. Anthonispoort, à Amsterdam. Ce paysage, daté des années 1648-1652, est typique de cette période marquée par une grande économie de moyens dans la réalisation. En effet, quelques traits d’encre brune rehaussés de lavis brun lui suffisent à décrire ce paysage familier qu’il éclaire d’une rare luminosité. Ce petit chef-d’œuvre de simplicité est l’un des trésors de la collection John et Marine Fentener van Vlissingen (comtesse de Pourtalès) exposée à Paris jusqu’au 30 avril prochain.

8. La précision
DDessin (Galerie Ozenne & Prazowski) : Ashley Oubré, Beautiful Nude Albino, 2015, poudre de graphite, encre de Chine et crayon de carbone sur papier, 92 x 114 cm.
Sous l’impulsion d’Ève de Medeiros, fondatrice et directrice de DDessin, le petit poucet des salons parisiens dédié aux arts graphiques gagne, chaque année, en qualité et en visibilité. Pour sa quatrième édition, de belles surprises sont de nouveau au rendez-vous, comme Ashley Oubré, jeune dessinatrice américaine de 32 ans, à découvrir sur le stand de la galerie londonienne Ozenne & Prazowski. Remarquable est sa technique au rendu photographique. Elle parvient à cet hyperréalisme en dessinant au pinceau qu’elle plonge dans de la poudre de graphite. Elle en additionne les couches jusqu’à obtenir ce velouté exceptionnel qui imite le grain de la peau et anime sa surface d’ombres et de lumières. À ce jeu des contrastes, la blancheur immaculée du papier prend toute son importance. Dans les zones les plus éclairées, elle se substitue au dessin lui-même. Ici, la technique n’est pas sourde. Conformément au vœu de l’artiste, elle exprime, au contraire, « le langage silencieux des corps ».

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°689 du 1 avril 2016, avec le titre suivant : Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre en dessin ?

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