La porte d’Antoni Taulé

Par Élisabeth Couturier · L'ŒIL

Le 19 février 2016 - 635 mots

Accès - La question pouvait se poser plus qu’avec aucun autre artiste : quel serait le choix d’Antoni Taulé ? Quel objet intime, attaché à quel(s) souvenir(s) ?

Ce Catalan d’origine, amoureux des volutes verbales et autres joutes oratoires, bien présent à la vie, mais la tête souvent dans les nuages, n’élirait sûrement pas un quelconque talisman. Photographe et peintre, il s’attache à montrer des intérieurs de palais et de maisons patriciennes, abandonnés, plongés dans le clair-obscur et habités, parfois, par des silhouettes solitaires, fantomatiques. Des espaces silencieux, grandioses, propices à toutes sortes de projections. D’autant que pièces de réception, corridors ou escaliers ouvrent sur l’extérieur par une porte, vitrée ou non, donnant sur une lumière aveuglante. Et c’est de cet objet qu’Antoni Taulé souhaite m’entretenir : bien plus qu’un élément de décor, la porte constitue, pour lui, un jalon récurrent, voire obsessionnel. Sa dimension métaphorique lui rappelle une expérience intime, émotionnellement intense. Il l’évoque avec mille précautions et un zeste d’humour : « Un souvenir me hante, inexplicable, mystérieux, raconte-t-il. Le jour de mon baptême, quelque temps après la mort de ma mère en couches, j’ai été ébloui par la lumière que l’on voyait par la porte ouverte de la chapelle ! C’était comme un appel impérieux. Est-ce possible que je puisse m’en souvenir ? » Vient à l’esprit ce fameux tunnel débouchant sur une lumière éblouissante, vision maintes fois décrite par les personnes ayant connu une « mort momentanée », répertoriée sous le nom de NDE (Near Death Experience). Cette image subliminale serait-elle née au moment où le bébé Taulé sortait de l’obscurité du ventre de sa mère pour aller vers la lumière de la vie, tandis que celle-ci, en train de mourir, se voyait aspirée, elle, par la lumière des limbes ? Il faudrait donc regarder autrement ce rectangle blanc circonscrit par l’encadrement d’une porte et quasi omniprésent dans les mises en scène de l’artiste. Il fonctionne comme un rétroprojecteur, renvoie à Platon et à sa caverne : la réalité, ici, n’est que le reflet d’ombres projetées. La porte devient, alors, un seuil réversible entre la vie et la mort, la matière et le vide, le visible et l’invisible. Taulé précise : « Je crée dans l’obscurité des points de vision vers un extérieur lumineux, mais la source de vie est dans le noir. » Aussi énigmatiques soient-elles, les compositions spectrales de ce passionné de géométrie spatiale, par ailleurs diplômé d’architecture, dégagent une poésie sombre. On comprend l’admiration qu’il voue à l’écrivain ésotérique Raymond Roussel, notamment à son livre, encensé par les surréalistes, Locus Solus, où une villa et un grand parc servent d’écrin à d’étranges phénomènes. Taulé dit aussi : « Mes enfilades picturales symbolisent des portes de l’esprit. » Il rajoute : « Le travail de géométrie est indispensable pour comprendre l’infiniment profond. » Il décrit la grande maison où il a grandi, située à une vingtaine de kilomètres de Barcelone : « Il y avait des endroits très lumineux qui alternaient avec des endroits très sombres débouchant sur une terrasse baignée de lumière. » Il parle de la camera obscura, ce boîtier qu’utilisaient les peintres avant l’invention de l’appareil photographique, qui a permis, entre autres, à l’architecte italien Brunelleschi de fixer les règles de la perspective euclidienne. Il dit encore : « Mes images sont des constructions organiques à l’exemple de l’architecture de Mies Van der Rohe pour qui un édifice se construit autour des ouvertures. » Chez Taulé, cette trouée lumineuse, délimitée par un seuil et donc par une porte, donne accès à quelque chose de magique. Mais de dangereux : « Il faut que le spectateur fasse demi-tour, qu’il avance jusqu’au précipice pour ne pas tomber dans le vide, qu’il puisse revenir sur la terre ferme. » Un exercice dans lequel le peintre photographe virtuose excelle ! 

« AntonÁ­ T aulé : Interior »
du 21 janvier au 25 mars 2016. Instituto Cervantes, 7, rue Quentin-Bauchart, Paris-8e. Du lundi au vendredi de 10 h à 20 h, fermé le samedi et le dimanche. Entrée libre. www.paris.cervantes.es

Galerie BOA
11, rue d’Artois, Paris-8e. Du lundi au samedi de 11 h à 19 h, fermé le dimanche. Entrée libre. www.galerieboa.com

Galerie Photo12
14, rue des Jardins-Saint-Paul, Paris-4e. Du mardi au samedi de 14 h à 18 h 30, fermé le dimanche et le lundi. Entrée libre. www.galerie-photo12.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°688 du 1 mars 2016, avec le titre suivant : La porte d’Antoni Taulé

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