Jean-Michel Alberola

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 19 février 2016 - 1930 mots

L’artiste qui, depuis plus de trente ans, s’acharne à faire tomber les frontières entre figuration, abstraction et conceptualisme, revient au Palais de Tokyo à Paris dans une exposition, « L’aventure des détails », fruit de deux années de préparation.

Tranquillement assis dans le train, les bras croisés, chemise bleu clair, pull marron ras du cou, il a posé ses lunettes sur le journal qui est devant lui et il vous regarde avec ses yeux noirs, cernés, l’air quasi inquisiteur. Quel que soit le sujet de la conversation, il montre un visage préoccupé par on ne sait quelle pensée intérieure. Le front est large, les cheveux fournis, relevés en arrière, la parole est tranchée, le timbre grave. Pas sûr que ceux qui ne savent pas qu’il est artiste ne le devinent. Difficile d’ailleurs de dire à qui il ressemble. D’aucuns pensent à Colombo, à cause de cet interminable imperméable gris qu’il traîne le plus souvent avec lui et cette façon de nonchalance qu’il arbore. D’autres à un professeur de faculté enfoui dans ses pensées et toujours prêt à dialectiser. C’est vrai que Jean-Michel Alberola paraît toujours à l’affût de quelque chose, à l’écoute de ce qui s’entend, l’œil aux aguets du moindre geste de son entourage. Il observe, il réfléchit, il analyse, il déduit. En silence. Non qu’il ne soit du côté du ressenti, mais il privilégie en tout l’idée, aussi rien de surprenant que ses pères en art aient été les deux Marcel, Duchamp et Broodthaers réunis.

L’éclat, le fragment, le morcelé
Tour à tour peintre, dessinateur, assembleur, écrivain, photographe, réalisateur, Jean-Michel Alberola est à l’image d’une époque qui prône l’éclectisme comme le garant d’une création à même de pouvoir s’inventer et qui témoigne du refus de tout cloisonnement artistique. Soucieux de dialoguer avec le passé pour mieux appréhender le monde au présent, l’artiste développe depuis une trentaine d’années une œuvre unique, protéiforme, qui se plaît à combiner figuration, abstraction et conceptualisme en un tout qui interroge tant le rôle de l’artiste que celui du regardeur, le statut de l’image que celui de la peinture. Même quand il n’en fait pas usage, elle est et demeure le vecteur fondamental et permanent de ses préoccupations. Tout lui est dédié dans un jeu labyrinthique de connexions qu’il n’est pas toujours aisé de suivre, mais qui tient son sens de cette capacité qu’a l’artiste à mailler sa pensée. Entré en art au début des années 1980, Alberola s’est d’emblée fait connaître avec toute une série de peintures sur le thème de Suzanne et les vieillards, signées « Actéon fecit », témoin d’une interrogation sur le sens de l’acte de peindre et la possibilité de son renouvellement.

La peinture, l’image peinte sont au cœur de sa démarche. Il prend un immense plaisir à peindre « en même temps que toutes les difficultés que cela sous-tend », affirmait Claire Stoullig en 2008, lorsque l’ancienne directrice du Musée des beaux-arts de Nancy lui avait organisé une rétrospective. « Si la défiguration en est le moteur, elle procède non en moins, mais en plus et débouche paradoxalement sur une nouvelle forme figurée », ajoutait-elle pour expliquer en quoi cette peinture était inclassable. Quant à la relation de continuité qu’Alberola cherche sans cesse à établir avec le passé, Claire Stoullig y voit là le fait que sa famille est d’origine espagnole – lui est né à Saïda, en Algérie, en 1953 – et qu’il voue un culte absolu à Velázquez, jusque dans cette « incroyable attention au petit morceau, au lambeau de peinture, comme il dit. »
De fait, la peinture d’Alberola cultive le fragment, l’éclat, le morcelé, le suspens. Chacun de ses morceaux, chacun de ses lambeaux relève d’un soin extrême. Rien n’est jamais laissé au hasard. Tout est pensé, mesuré, de sorte à constituer comme un grand jeu chaotique fait de toutes les associations, ruptures et fragmentations sémantiques possibles. « L’art subtil, intelligent, poétique de Jean-Michel Alberola nous offre ces paradigmes qui, au-delà de la mélancolie et de l’espoir, de la critique et de l’utopie, dévoilent la réelle fragilité de l’être humain », note quant à lui Lóránd Heygi, le directeur du Musée d’art moderne de Saint-Étienne qui l’a accueilli lui aussi en 2008. Invité en ce début d’année au Palais de Tokyo par Jean de Loisy, son président, Alberola a passé quelque deux ans à préparer son exposition qu’il a choisi d’intituler « L’aventure des détails ». On ne peut mieux formuler en effet ce qu’il en est d’un projet dont il dit lui-même qu’il est fortement porté par les figures majeures de Robert Louis Stevenson, de Walter Benjamin et de Simone Veil.

Collecte générale
Pour en savoir plus, rendez-vous pris chez Idem, rue du Montparnasse, à Paris. L’entreprise d’impression et d’édition de multiples que dirige Patrice Forest est proprement patrimoniale. À l’origine, elle a été celle de la famille Mourlot qui a imprimé les plus grands au XXe siècle – Matisse, Picasso, Giacometti, etc. – et qui présente encore aujourd’hui toutes les caractéristiques d’un atelier du temps jadis. Un lieu qu’affectionne Alberola au point d’y avoir ses quartiers, où il travaille aussi bien l’imprimé que la peinture, quand il n’est pas dans son atelier de l’est parisien ou dans celui de Grignan, en Drôme provençale. Chez Idem, Alberola dit s’y être posé « comme un oiseau ». Il y a même pris racine et les petits tableaux qu’il y a faits sur place pour le Palais de Tokyo sont posés çà et là, un peu pêle-mêle. « Celui-là, dit-il en dégageant l’un d’eux, c’est la vision de Rimbaud, paupières inférieures, paupières supérieures. Il y a aussi la vision de Lénine et celle de Stevenson. En fait, je peins des endroits où ils ont été, mais je fais disparaître leur figure. » Reste alors sur le tableau une apparence de paysage semblable aux documents photos qui lui ont servi de modèle. Alberola désigne un autre tableau : « Là, ce sont les détails de la machine de guerre. » S’il ne veut pas perdre le fil, le visiteur se doit d’être quelque peu au courant de la production de l’artiste. Il est comme ça, Jean-Michel, la tête dans ses pensées.

Interrogé sur le concept général de son exposition au Palais de Tokyo, Alberola répond tout en allant et venant à la recherche de quelque chose : « C’est une sorte de présentation générale du labyrinthe, une allusion à mon travail depuis l’exposition de Beaubourg en 1985. Tout ce que je fais depuis trente ans. C’est devenu un territoire très large. Ça va partout, le contexte politique, économique, social, le contexte histoire de l’art, il y a toutes sortes de références, la littérature, le cinéma, etc. » À l’écouter, on pourrait penser qu’il est confus. En aucune façon, tout est question de logique connectée. « J’ai toujours dit que je faisais de la peinture moderne, insiste-t-il pour qu’il n’y ait pas de malentendu. La peinture moderne, c’est en même temps l’art conceptuel, l’art de Magritte à Giotto, en passant par Broodthaers et Fragonard, et en même temps c’est activé par toutes les formes d’expression... » De crainte qu’on ne le suive pas, il s’arrête, file fouiller dans son sac à dos et en sort un gros dossier cartonné de couleur rouge sur lequel est inscrit Palais de Tokyo. « Je vais vous expliquer », s’empresse-t-il de dire.

Alberola en extrait tout d’abord le plan imprimé du site qui offre à voir le déroulé de son exposition dans les différentes salles qu’elle occupe. Du doigt, il nous fait la visite en suivant les noms imprimés en rouge des titres de chacune d’elles : « Présentation… Rosebud… La vie de Debord… Néons… Jeu… Les Rois de Rien… Constructions… Le fond de l’histoire… Aliénation… L’économie de Kafka… Vive la géographie… Salle d’attente. » Un vrai labyrinthe, en effet, d’autant que la circulation n’est pas absolument linéaire et que, jusqu’au dernier moment, Alberola se garde bien de pouvoir toujours modifier quelque chose si nécessaire.
Tout y est de ce qui fait sa démarche. En témoignent encore quelques grosses feuilles de papier à dessin, pliées en trois, qui sont aussi dans ce dossier. Le même plan y est tracé, par ses soins cette fois-ci, et porte une foule incroyable d’annotations et de fléchages au crayon de couleur qui correspondent à la mise en espace des différentes œuvres. De vrais petits trésors graphiques qui finissent par être eux-mêmes des œuvres à part entière.

Rien… ne se perd
De son sac, Alberola tire enfin tout un ensemble de carnets de notes, soigneusement datés : « J’en suis au sixième carnet, dit-il comme pour souligner le caractère profus de son travail. J’ai toujours travaillé de la sorte. Personne ne voit jamais cela. Moi, ça me permet de voir peu à peu quelles pièces vont dans chaque département. Tout y est connecté. C’est une ramification permanente. » Cela tient en effet d’une sorte de collecte générale dont l’artiste glane les éléments au fil du temps. En fait, l’art de Jean-Michel Alberola est fondamentalement requis par le temps : celui qui s’est écoulé, chargé de modèles à reprendre ; celui qui s’écoule au moment même où il s’exprime ; celui qui est en attente dans cette salle dont il a fait sa carte de vœux cette année. Mais si on regarde bien, ajoute-t-il, « c’est toujours les mêmes espaces, les mêmes options. Rien de neuf, en réalité ». Voudrait-il abonder dans le sens de Buffon et de Lavoisier – « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » –, il ne s’y prendrait pas mieux.

Tableaux, films, néons, murs peints, etc., Jean-Michel Alberola est quelqu’un de boulimique et pourtant il ne travaille pas vite. « Je mets longtemps pour trouver la forme adéquate d’apparition du travail », explique-t-il. Et d’ajouter : « Mes pièces sont totalement autonomes. On peut les voir comme des objets, mais en même temps elles sont en relation entre elles. Elles sont les éléments d’un labyrinthe qui, lui, est complexe, mais les formes, elles, sont simples. C’est ce qui fait que c’est difficile et toujours très long de trouver la juste forme. » Pour appréhender au mieux le monde d’Alberola, on conseillera de lire attentivement les citations dont l’artiste a choisi de ponctuer l’espace de son exposition. Elles en disent aussi long que ses propres propos puisque tout est dans ce jeu perpétuel d’échanges et de rebonds d’une pensée en mouvement. De Rimbaud, par exemple : « Moi, je suis intact et ça m’est égal. » De Pagnol, ensuite, cette scène tirée de Marius : « M. Brun (malicieux) – Au fond, vous n’avez pas besoin de donner d’explications. César (il se retourne brusquement) – Mais je ne donne pas d’explications. Ce serait malheureux à mon âge s’il fallait que je donne des explications pour sortir. Je dis que je vais manger une soupe au poisson chez Mostégui. Ce n’est pas une explication. C’est un renseignement. » De Bob Dylan, enfin : « J’ai juste balancé tout ce que je n’avais pas en tête contre le mur et tout ce qui s’y est accroché, je l’ai joué, puis je suis revenu, j’ai ramassé tout ce qui n’avait pas accroché et je l’ai joué aussi. » Tout est dit, non ?

1953
Naissance à Saïda, en Algérie

1982
Première exposition à la Galerie Daniel Templon

1991
Commence à enseigner aux Beaux-Arts de Paris

1997
Exposition personnelle au Musée d’art moderne de la Ville de Paris

2015
Invité d’honneur du Salon de Montrouge

2016
« L’aventure des détails » au Palais de Tokyo du 19 février au 16 mai 2016

« Jean-Michel Alberola. L’aventure des détails »
Du 19 février au 16 mai 2016. Palais de Tokyo, 13, avenue du Président Wilson, Paris-16e. Du mercredi au lundi de midi à minuit, fermé le mardi. Tarifs : 10 et 8 €. Commissaire : Katell Jaffrès. www.palaisdetokyo.com

Catherine Grenier, Jean-Michel Alberola, Flammarion, 50 €

« Les rendez-vous de février, sous le commissariat de Jean-Michel Alberola »
Du 12 février au 2 avril 2016. Galerie Catherine Houard, 15, rue Saint-Benoît, Paris-6e. Du mardi au samedi de 11h à 19h, fermé le dimanche et le lundi. Entrée libre. www.catherinehouard.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°688 du 1 mars 2016, avec le titre suivant : Jean-Michel Alberola - Portrait

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