Le jour où… Ingres a peint le portrait de Madame Moitessier

Par Pierre Wat · L'ŒIL

Le 20 janvier 2016 - 555 mots

J’ai posé si longtemps, en me tenant si immobile devant cet homme au regard sévère, que j’ai fini par croire que je n’étais qu’un objet qui ne méritait pas plus d’attention que mon éventail.

Je dois reconnaître, cependant, qu’il a passé des heures à observer scrupuleusement le moindre détail de cet éventail bleu, du genre chinois, que j’avais négligemment disposé sur la console, contre un vase, derrière moi. Quel homme étrange que ce Monsieur Ingres, un mélange surprenant de tristesse et de passion. Quand il ne peint pas, c’est un veuf mélancolique avec des manières bougonnes, que l’on semble forcer à mener à bien une tâche qu’il juge en dessous de lui. Mais quand il prend son pinceau, c’est une tout autre affaire. L’œil triste s’éclaire, le corps se redresse et semble soudain sans âge, et celui qui, il y a un instant encore, paraissait aller à l’échafaud, devient d’un coup le bourreau prêt à passer sous la lame qui aurait l’impudence de s’interposer entre lui et l’objet de sa flamme ! Ma pauvre Catherine, ma fille bien-aimée, l’a appris à ses dépens, elle qui devait poser avec moi pour mon portrait assis, mais que le peintre jugea « impossible » parce qu’elle aimait à jouer comme le font les enfants. Il faut dire aussi que depuis le temps que dure ce portrait, Catherine est devenue une jeune fille, ne ressemblant plus guère aux premières esquisses.

Que d’embûches se sont interposées depuis le moment où mon cher Sigisbert a souhaité me voir peinte par l’auteur de tant de magnifiques portraits de ceux qui fréquentent avec assiduité mon salon. Ingres a d’abord dit non, au prétexte que seule la peinture d’histoire était désormais digne de lui. Puis, alors qu’il avait commencé, le cher homme a perdu sa femme et n’a plus eu l’appétit de continuer. Moi-même, je venais de perdre mon père et cela ne me disait trop rien de me retrouver de longues heures face à ce vieil homme morose. Et puis, soudain, le voilà qui reprend goût à la vie – on murmure qu’il songe à se remarier – et se souvient de mon existence ainsi que de notre projet. Il revient donc me voir, me déclare de façon un peu embarrassante que je ressemble à la déesse Junon et peint de moi non pas un portrait, mais deux ! Dans le premier, je suis debout, vêtue de noir ; dans celui qui s’achève ce jour, je suis assise, dans cette robe fleurie qu’il m’a demandé avec tant d’insistance de porter. Depuis des années que l’affaire dure, je crains bien que la mode en soit passée.
Me voici donc pour la dernière fois tenant cette pose dont il m’a dit qu’elle lui avait été inspirée par une fresque d’Herculanum dont il possède la gravure. Selon lui, cela s’accorde avec cette beauté classique dont il prétend que c’est ce qui l’a convaincu de me peindre. Moi, à le regarder peindre, à supporter ces interminables heures de pose où il ne m’accorde pas le moindre regard, l’œil littéralement aimanté par un reflet sur mon bracelet ou une fleur sur mon vêtement, je me demande si ça ne fait pas des années que j’accepte de rester là telle une nature morte afin que ce peintre s’adonne à sa vraie passion : faire le portrait de ma robe.

« Ingres », Musée du Prado, Madrid (Espagne), jusqu’au 27 mars 2016, www.museodelprado.es

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°687 du 1 février 2016, avec le titre suivant : Le jour où… Ingres a peint le portrait de Madame Moitessier

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