De Keersmaeker fait danser les musées

Par Céline Piettre · L'ŒIL

Le 18 janvier 2016 - 716 mots

Après le Wiels à Bruxelles en 2015,
la chorégraphe investit les espaces d’exposition du Centre Pompidou avec un spectacle joué tous les jours pendant dix heures, interrogeant ainsi l’habitat « naturel » de la danse.

Montrer la danse au musée ? Pas dans les auditoriums, ni sur des plateaux aménagés à cet effet mais bien au cœur de ses espaces d’exposition. Une danse qui se soumettrait à ses lois : large amplitude horaire et déambulation libre du visiteur. C’est ce que propose pendant presque deux semaines, au Centre Pompidou, la chorégraphe belge Anne Teresa De Keersmaeker avec l’« exposition » – puisqu’il n’y a pas d’autre mot – « Work/Travail/Arbeid ». Soit une version muséale de Vortex Temporum, pièce pour huit danseurs et un sextuor instrumental conçue à partir de la partition spectrale du compositeur français Gérard Grisey. Un passage du théâtre à l’institution qui étire ce spectacle en un format inédit de dix heures quotidiennes. « Je ne voudrais pas qu’il y ait d’ambiguïté, insiste le responsable des spectacles vivants et commissaire Serge Laurent. Il ne s’agit pas d’une simple transposition mais d’une matière totalement redéployée dans un espace différent. » Après une première présentation au Wiels à Bruxelles, cette « exposition chorégraphique » s’installe dans la Galerie sud du musée parisien : un lieu qui a justement retenu l’attention de la chorégraphe pour son ouverture vitrée sur la rue. L’expérience pourra être vécue de l’intérieur comme de l’extérieur – les danseurs et les musiciens de l’Ensemble Ictus, véritablement intégrés à l’œuvre, seront présents de l’ouverture à la fermeture du musée. Sa forme évoluera ainsi au fil des heures, au fur et à mesure des entrées et des sorties. Repoussé aux marges de la galerie ou enveloppé par la danse, lui faisant parfois obstacle, « le visiteur devient expressif », nous explique Anne Teresa De Keersmaeker. Confronté à l’intimité des sauts, des courses circulaires, des variations soudaines de rythme, il participe à ce ballet minimal d’obédience cyclique. Sculptures mouvantes taillées à partir d’ellipses, de dos et de genoux pliés et ciselées par les modulations de lumière.

La danse n’appartient pas au théâtre
S’exilant au musée, la danse pose la question de son habitat naturel. Associée par tradition au plateau (et dépendante de son anatomie : frontalité, gradins, obscurité), elle n’y est pourtant pas née. « À l’origine, et au cours de son histoire, la danse fut présentée ailleurs que dans les théâtres, dans l’espace public, voire en pleine nature », rappelle Serge Laurent. On la suppose en effet rituelle, pratiquée dans les profondeurs des grottes ornées quand l’Antiquité la voit aussi bien dans les théâtres que dans l’espace domestique ou sacré. L’époque moderne la rencontre au détour des bosquets du parc de Versailles, Isadora Duncan et Mary Wigman l’interprètent nues dans les forêts suisses du Monte Verità et Trisha Brown et ses acolytes de la danse postmoderne l’expatrient sur les toits. Les années 1980 la ramènent sur les places et dans les rues et les années 2000 dans les jardins (le festival Plastique Danse Flore organisé depuis 2007 au Potager du roi à Versailles). Intégrée au musée, la voilà bousculée dans ses codes d’écriture, libérée en partie de ses contraintes spectaculaires. Ainsi que l’indique Serge Laurent, « le musée offre à l’art chorégraphique, très sensible à l’espace, d’autres façons de créer : il multiplie le champ des possibles ». En l’occurrence, dans le cas de « Work/Travail/Arbeid », une forme dépouillée, déshabillée, de Vortex Temporum, la pièce originale.

Un Musée vivant
Si le musée profite à la danse, qu’apporte la danse, elle, au musée ? Un mouvement (au sens littéral et figuré), des compétences relationnelles, une nouvelle vitalité ? « Au XXIe siècle, une institution contemporaine ne peut pas se cantonner à montrer l’objet, et la dimension live fait partie intégrante de sa démarche », nous répond Serge Laurent. Preuve en est l’acquisition d’œuvres chorégraphiques par la Tate Modern de Londres, le MoMA de New York ou le Centre Pompidou… La danse serait-elle cette force émancipatrice capable de ranimer le musée-cimetière, tel que le dénonçait en son temps Jean Dubuffet ? Sans lui imposer une mission qui n’est pas la sienne, elle aurait effectivement les moyens de « réoxygéner » l’institution par sa nature même. Sa place semble en tout cas y être aujourd’hui assurée.

« Work/Travail/Arbeid »

Du 26 février au 6 mars 2016. Galerie sud du Centre Pompidou. Tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 21 h.
 Conception : Anne Teresa De Keersmaeker.
Collaboration artistique : Ann Veronica Janssens.
Commissaire : Elena Filipovic. www.rosas.be/fr/node/3911

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°687 du 1 février 2016, avec le titre suivant : De Keersmaeker fait danser les musées

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