7 clefs l’érotisme sens dessus dessous

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 18 janvier 2016 - 1289 mots

Deux fabuleuses expositions, à Bordeaux et à Vienne, la première sur les bacchanales modernes au XIXe siècle et la seconde sur les femmes de Klimt, Schiele et Kokoshka, montrent comment les artistes ont torturé le corps féminin à dessein de sensualité.

1 L’étreinte animale
James Pradier, Satyre et Bacchante, 1834, marbre, Musée du Louvre, Paris.
Une bacchante voluptueuse, sans doute ivre, pleine de désir et de promesses, s’abandonne dans les bras d’un satyre athlétique. Par sa tête couronnée de pampres, elle semble traversée par l’extase ; par ses pieds de bouc, il est arrimé à la terre ferme. La belle et la bête. Présenté au Salon de 1834, ce marbre fit scandale : cette scène lascive, d’un érotisme à peine déguisé, en dépit de son thème mythologique, heurta un public et une critique familiers des chairs impavides et non frissonnantes. C’est que James Pradier s’émancipe ici du néoclassicisme dominant, avec ses idéalisations et ses abstractions, pour ouvrir la voie au romantisme, avec ses sauvageries et ses hardiesses. L’œuvre trouble d’autant plus que, grandeur nature, elle donne l’illusion, si ce n’est de la vérité, de la réalité. Du reste, le sculpteur Antoine Étex, élève de Pradier, avança que son maître avait réalisé, pour modèle de son marbre, un moulage sur nature de sa compagne d’alors, la somptueuse Juliette Drouet. Quand l’intime infiltre le mythe…

2 Le détail souverain
Jean-Léon Gérôme, Tête de femme coiffée de cornes de bélier, 1853, huile sur toile, Musée des beaux-arts, Nantes.Ce splendide tondo est un chef-d’œuvre du genre, à l’égal du Silence (1842) d’Auguste Préault. D’une exquise rousseur, le modèle détourne les yeux, sans doute par timidité, peut-être par coquetterie. Son nez grec et son front haut, sa moue saturnienne et sa bouche lippue rappellent son extraction hellène. Sans ses cornes étranges – qui ne l’apparentent à rien de connu –, sans sa fourrure délicate, sans ces poussées d’animalité, cette femme passerait presque inaperçue. Elle serait seulement belle quand elle est éminemment magnétique. Savante, la torsion de la tête permet, négligemment, de laisser tomber le tissu et de découvrir une épaule nue. Petite mécanique des textiles et des dermes afin d’offrir une peau blanche, si fragile, si onctueuse, si onctueusement fragile. Discrets, trois petits boutons agrafent le tissu et, ainsi, maintiennent intacts le mystère et la beauté. Il s’en faudrait de peu pour qu’ils s’ouvrent, tombent, sautent. La vénusté en suspension. L’érotisme, comme un suspens.

3 Le désir factice
Atelier de Nadar, Jupiter et Eurydice dans Orphée aux enfers, 1887. Un décor en trompe-l’œil, une peau de tigre pour descente de lit, des tissus épais : Orphée aux enfers, cet opéra-bouffe d’Hector Crémieux et de Ludovic Halévy, sur une musique de Jacques Offenbach, est certes un divertissement, mais aussi une satire féroce de la mythologie, dénoncée par certains critiques contemporains, parmi lesquels Émile Zola qui vitupéra contre cette « bêtise irrespectueuse ». D’un goût assurément scabreux, le décor accueille des chanteurs – ici Jeanne Granier et Vauthier au théâtre de la Gaîté – singeant des poses grotesques, quoique empruntées au répertoire classique. Eurydice est une bacchante faussement endormie que vient courtiser un Jupiter extravagant, engoncé dans un costume cacophonique. Mis en scène, le désir n’est plus un marivaudage ou un badinage, il devient cocasse et burlesque, truffé de parodies, de références dénaturées et de citations dissonantes. Éros n’est plus forcément noble et lyrique, il peut devenir léger et grivois. Fragonard n’est pas si loin.

4 La volupté maléfique
Gustav Klimt, Poisson rouge, 1901-1902, huile sur toile, Musée des beaux-arts, Soleure.
Trois femmes paraissent flotter dans un espace sans pesanteur ni gravité – peut-être de l’eau ainsi que le suggère la présence énigmatique de ce poisson rouge aux reflets d’or. La Brune, la Blonde et la Rousse : trois Ophélie, trois âmes sœurs, trois facettes de la femme, de sa quintessence et de sa beauté. Au fond vert, plein d’irisations, de miroitements, d’ornementations et de sophistications, s’opposent ces corps lactescents, comme irréels avec leurs contours évanouis dans un halo inquiétant. La femme n’est pas que désirable, elle est aussi dangereuse, danseuse du ventre et coupeuse de tête, entre Salomé et Judith. En cette Vienne « fin de siècle », la femme se découvre castratrice, capable de séduire et de s’émanciper, de défier l’autre sexe puis de lui faire un pied de nez. La femme devient irrésistible. Ainsi celle qui offre sa croupe au spectateur et, d’un regard frondeur, paraît fuir. Métaphore du désir qui, comme la peinture, échappe et ensorcèle. Du reste, la toile s’appela un temps À mes détracteurs…

5 L’érotisme siamois
Egon Schiele, Filles agenouillées, 1911, gouache, aquarelle et crayon sur papier, collection particulière. L’une a les cheveux châtains, l’autre blonds. L’une a les yeux ouverts – elle nous dévisage –, l’autre clos – elle s’absente et s’oublie. Sur leurs joues et leurs lèvres, des pointes de rouge dont on peine à dire s’il résulte d’un maquillage un peu clownesque ou d’une volupté démasquée. Fard de la timidité et du dévoilement. Leurs mains sont perdues, invisibles, noyées dans et sur la peau de l’autre. Leurs corps ne font qu’un. Jumelles siamoises que soude le désir donné, et partagé. Fesses et sexe paraissent d’autant plus incandescents que Schiele, comme il sait si bien le faire, a tendu derrière elles un fond neutre, couleur crème, comme pour exhausser cette scène de lévitation érotique. Ce ne sont pas des femmes mais encore des filles. Des filles nubiles, d’un âge intermédiaire, quand s’emmêlent la pudeur et l’ardeur, la retenue et l’empressement. Et le trouble que suscite le regard de l’une d’elles : se découvre-t-elle épiée, se surprend-elle à hésiter ou escompte-t-elle du spectateur une permission ? Tout cela à la fois, sans doute.

6 Le corps lointain
André Lhote, Bacchante, 1912, huile sur toile, Musée des beaux-arts, Bordeaux.
Elle se repose, étendue sur l’herbe. Un éventail bleu, déplié, signe d’une détente assumée. Et, sur une assiette, une grappe généreuse de raisin – seul élément susceptible d’identifier cette femme comme une bacchante, laquelle n’eût été, sinon, qu’un nu anonyme. Le personnage s’abandonne mais ne s’offre pas. Elle est absente aux regards, lointaine. Ses yeux de louve à la Modigliani et son corps de baigneuse à la Cézanne sont des licences formelles, pas des insinuations narratives. Rien à faire d’autre qu’à contempler. Sans épier. Le corps prismatique, avec ses reflets bleus et verts, avec ses arêtes saillantes et contondantes, s’intègre parfaitement dans ce paysage cubiste, éclaté en mille et une facettes. Le premier se fond dans le second, à moins que ce ne soit l’inverse. Inéluctablement. Autant dire que le sujet est un alibi, que la femme est un prétexte à une variation plastique et chromatique. La peinture, devenue élémentaire. André Lhote fut le maître d’Aurélie Nemours : qui s’en étonnera ?

7 La femme-objet
Oskar Kokoschka, La Femme esclave, 1921, huile sur toile, Saint Louis Art Museum. Un homme se tient debout, comme sur le seuil d’une pièce, et regarde une femme agenouillée, au premier plan. Il est habillé et son visage est blafard, sorte de Pierrot lunaire dérisoire, de fantoche inquiétant. Elle est nue et semble résignée. Il serait un maître, elle une esclave, nous dit le titre. Par cette toile splendide, véritable déluge de couleurs, de fureur et de taches, Oskar Kokoschka se souvient-il d’Alma Mahler, la veuve du compositeur qui, après une idylle houleuse de deux ans, quitta le peintre et, avec, son amour tyrannique, sa passion dévorante, son amour fou ? Incapable de panser la douleur de la séparation, Kokoschka confectionna une poupée grandeur nature, véritable substitut d’Alma avec laquelle il dînait, sortait, parlait. Cette femme comme perdue, avec sa chair que l’on croirait rapiécée, n’est-elle pas ce pantin terrible, ce vestige d’une histoire défaite ? Plus qu’une esclave, n’est-elle pas une inquiétante femme-objet ?

« Bacchanales modernes ! Le nu, l’ivresse et la danse dans l’art français du XIXe siècle »
Du 12 février au 23 mai 2016. Galerie des beaux-arts de Bordeaux (33). Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 18 h.
Tarifs : 6,5 et 3,5 €.
Commissaires : Sophie Barthélémy, Philippe Costamagna, Sandra Buratti-Hasan et Sara Vitacca.
www.musba-bordeaux.fr

« Klimt, Schiele, Kokoschka et les femmes »
Jusqu’au 28 février 2016. Belvédère inférieur à Vienne (Autriche). Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h. Nocturne le mercredi jusqu’à 21 h.
Tarifs : 20 et 17 €.
Commissaires : Alfred Weidinger et Jane Kallir.
www.belvedere.at

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°687 du 1 février 2016, avec le titre suivant : 7 clefs l’érotisme sens dessus dessous

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