Jean-François Zygel : La distinction entre les artistes et les médias appartient au passé

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 15 décembre 2015 - 1467 mots

Pianiste improvisateur, enseignant et compositeur, Jean-François Zygel n’a pas son pareil pour transmettre sa passion pour la musique classique, dont il refuse le qualificatif d’élitiste.

L’œil Vous êtes un pianiste, compositeur, improvisateur, bien connu du grand public mais discret sur vos racines.
Où et dans quel milieu familial avez-vous grandi ? En quoi est-ce que cela a nourri vos goûts, votre création ?
JEAN-FRANÇOIS ZYGEL
Mes quatre grands-parents étaient juifs polonais. Ils sont arrivés en France à la fin des années 1920. Mon grand-père paternel était ouvrier chez Peugeot, et mon grand-père maternel chiffonnier et récupérateur de métaux non ferreux. Ils ne savaient ni lire ni écrire, mais ont transmis à mes parents le goût de la langue, de la France et des études. Ma mère est devenue sociologue, et mon père psychanalyste. Il n’y a pas de musiciens dans la famille, excepté deux arrière-grands-pères qui chantaient dans les synagogues.

Quels sont les moments majeurs, les rencontres clés, qui vous ont donné l’envie de faire de la musique un métier ?
À l’école, à l’âge de huit ans, on nous a fait voir un petit film intitulé Mozart, enfant prodige. On y voyait le jeune Mozart (que j’imaginais avoir le même âge que moi) jouer sa musique et improviser dans les salons, suscitant les applaudissements et l’admiration de tous. J’ai décidé d’être cet enfant-là.

On dit souvent que la musique classique est élitiste, mais vous faites partie de ceux qui ont à cœur de la démocratiser, pourquoi ?
On ne demande jamais à un écrivain, à un acteur ou à un chanteur de variété si ce qu’ils font est élitiste. Non. On leur parle de leurs livres, de leurs films, de leurs chansons. Qu’est-ce qui serait élitiste dans le classique ? Le prix des places de concert ? Une aimable plaisanterie lorsqu’on compare celui-ci aux billets d’entrée dans un stade ou aux concerts des stars de la chanson… Quant à l’idée qu’il faudrait « démocratiser » la musique classique, d’où vient ce cliché ? La musique, sauf erreur de ma part, ça s’écoute avec les oreilles… Or la presque totalité du répertoire classique est accessible sur le Net, sans parler de France Musique, de Radio Classique, des nombreuses émissions et retransmissions à la télévision, des chorales et orchestres amateurs, etc.

Êtes-vous inquiet du vieillissement du public de la musique classique ?
Les batailles d’improvisation, les matchs de piano, que vous menez avec d’autres musiciens sont-elles autant d’occasions de casser les codes, de faire ressortir le côté ludique et l’échange que cet art apporte ?
Cela fait maintenant un bon demi-siècle que l’on parle de « casser les codes »… Mais il n’y a pas de codes, simplement des habitudes plus ou moins différentes de se produire en concert. Les batailles d’improvisation ont toujours existé dans la musique classique. Il y en a même eu de fameuses : Bach contre Louis Marchand, Mozart contre Clementi, Liszt contre Thalberg… De même j’aime bien parler au public pendant mes concerts, entre deux compositions ou deux improvisations. Mais je ne suis pas le premier à l’avoir fait ! On a même reproché à Liszt de passer plus de temps à parler qu’à jouer…

Vous avez créé dès 2004 « Les leçons de musique » sur France Musique, ensuite « Le cabaret classique » et, en 2006, l’émission « La boîte à musique » sur France 2, puis « Les clés de l’orchestre ». France Inter vient de vous confier une nouvelle émission, « La preuve par Z ». Est-ce que vous vivez votre rôle d’animateur comme une mission ?
Je ne suis pas et je n’ai jamais été « animateur ». Une émission à la télévision me prend entre cent et cent cinquante heures de travail. Je dois l’imaginer, l’écrire, recruter les artistes, établir les arrangements et les orchestrations, répéter avec les musiciens, etc. C’est le prolongement de mon travail d’artiste. La distinction entre les artistes d’une part, les médias d’autre part, appartient au passé. Aujourd’hui les artistes investissent les médias et le Net, et les chefs cuisiniers viennent à la télévision partager leur art. Pour moi, créer et partager sont un seul et même mouvement.

Vous êtes aussi professeur d’écriture et d’improvisation au Conservatoire de Paris.
Que vous apporte la pédagogie, l’échange avec la jeune génération ?

Il y a une formule célèbre de Platon : « A pprendre pour enseigner, enseigner pour apprendre. » J’ai d’abord enseigné l’orchestration au CNSM de Lyon, puis l’harmonie au CNSM de Paris, avant de fonder la classe d’improvisation au piano, toujours au CNSM de Paris. Enseigner l’improvisation peut paraître paradoxal, mais c’est oublier qu’improviser, ce n’est pas seulement être capable de renoncer au contrôle ! C’est aussi la technique pianistique, la maîtrise de l’harmonie, la conduite de la forme, l’art du contrepoint, la connaissance des styles, le travail en collaboration avec des acteurs, des danseurs, des vidéastes, des musiciens non classiques… En bref, l’improvisation, ça se prépare !

Peut-on dire que vous êtesle Leonard Bernstein français avec ses célèbres masterclasses ?
Bernstein a été l’un des plus grands musiciens du XXe siècle. Ses comédies musicales ont marqué l’histoire du genre, comme ses musiques de film et ses vastes compositions symphoniques. C’était un incroyable pianiste, un improvisateur hors pair. Il a en quelque sorte « inventé » l’initiation à la musique classique à la télévision. C’est un modèle indépassable pour moi.

Votre autre passion, c’est le cinéma muet, pourquoi ?
Beaucoup de gens considèrent le cinéma muet comme une sorte de « préhistoire » du cinéma, un moment un peu dépassé où les possibilités techniques ne permettaient pas de réaliser des films pleinement satisfaisants… Je considère bien au contraire que les années 1910 et 1920 sont un « âge d’or » de l’histoire du cinéma. On n’a jamais autant inventé qu’à cette époque : Murnau, Fritz Lang et Eisenstein sont au cinéma l’équivalent de Bach, Mozart et Beethoven pour la musique.

Ces images muettes sont-elles une source d’inspiration pour vos compositions musicales ?
Je compose et j’improvise pour le cinéma muet depuis l’âge de 25 ans. Seul dans le noir, ou en compagnie d’un orchestre plus ou moins important, j’ai l’impression de réaliser un rêve d’« art total ». Le ciné-concert est bien plus que l’addition d’un concert et d’une séance de cinéma. C’est un art à part entière, qui peut rivaliser avec l’opéra.

Vous accompagnez vous-même plusieurs films : Les Misérables au Châtelet, puis Nosferatu
au Théâtre de Chartres et Les Nibelungen à Toulon…
Comment vous préparez-vous ?

Il faut connaître le film par cœur, image par image. Puis il faut imaginer, essayer, renoncer, prévoir, oublier, essayer de nouveau… et enfin laisser libre cours à son inspiration sur scène.
Aux Nuits de l’improvisation, vous avez déjà invité danseur, jongleur, contorsionniste.

Le spectacle vivant est-il aussi une source d’inspiration pour vous ?

C’est curieux cette expression de « spectacle vivant ». Y aurait-il des « spectacles morts » ? En tout cas, j’ai toujours aimé la scène, qui est pour moi un monde beaucoup plus « réel » que la vie quotidienne. Le concert est une belle chose. Mais la mise en images et en espace de la musique me fascine.

Dans les concerts Enigma, vous partez de livres qui vous ont séduit ? Comment les choisissez-vous ?
Ce sont tout simplement les livres de mon enfance, ceux qui m’ont fait rêver, qui ont façonné mon imaginaire. J’ai perdu de vue et en partie oublié la plupart de mes camarades de classe, mais je n’ai jamais oublié Alice, le capitaine Nemo, Colin ou Chloé… Ils sont restés mes amis.

Vous avez participé à l’opération Piano-peintre au Musée de Grenoble. En quoi consistait cette expérience, et que vous a-t-elle apporté ?
Imaginer l’équivalent sonore et poétique d’une toile, d’un dessin ou d’une sculpture est à la fois problématique et fascinant. Une correspondance exacte entre les arts est impossible, car chacun d’eux obéit à des règles très différentes et ne s’adresse pas à la même partie du cerveau et de l’entendement. Mais quel artiste n’est pas tenté malgré tout par cette alliance ? Donner à voir autant qu’à entendre, créer des interactions entre l’œil et l’oreille, est une merveilleuse manière de renouveler sensations et sentiments.

Pourquoi cet intérêt pour la musique improvisée ?
L’improvisation, c’est la vie.

Repères

1960
Naissance à Paris

1972
Il entre au Conservatoire de Paris

1982
Premier prix du concours international d’improvisation au piano de la Ville de Lyon

1985-1988
Pianiste au Nouvel Orchestre philharmonique de Radio France

2004-2010
Il anime l’émission « Leçons de musique » sur France Musique

Depuis 2006
Émission hebdomadaire tous les étés « La Boîte à musique » sur France 2

2011
Sortie de son deuxième album d’improvisation Double Messieurs chez Naïve classic

2015
Chevalier de la Légion d’honneur. Émission « La Preuve par Z » sur France Inter

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°686 du 1 janvier 2016, avec le titre suivant : Jean-François Zygel : La distinction entre les artistes et les médias appartient au passé

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