L’art ne manque pas d’esprits

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 14 décembre 2015 - 1338 mots

En présentant une passionnante exposition sur l’art et la télépathie, le Centre Pompidou-Metz prolonge un courant de l’histoire de l’art qui établit un parallèle entre la naissance
de l’abstraction et l’intérêt pour le spiritisme.

La naissance de l’abstraction fait l’objet d’une attention particulière depuis quelques décennies. Chercheurs et institutions cherchent à relier les œuvres autant que les artistes aux thèses et applications de différents courants de l’occultisme, bousculant des dates qu’on pensait canoniques. Ainsi l’historien Sixten Ringbom a-t-il démontré de façon convaincante dans plusieurs de ses travaux publiés depuis 1966 que l’apparition concomitante des abstractions de Kandinsky, Kupka et Mondrian s’accompagnait d’une pratique spirituelle ésotérique et d’un intérêt pour les pseudosciences. « Traces du Sacré » au Centre Pompidou en 2008, « Le troisième œil, la photographie et l’occulte » à la MEP en 2004, « Aux origines de l’abstraction » au Musée d’Orsay en 2003 et, à l’étranger, « The Spiritual in Art : Abstract Painting 1890-1985 » du Lacma de Los Angeles en 1986 et « Avant-garde et occultisme, de Munch à Mondrian » à la Schirn Kunsthalle de Francfort en 1995, ont respectivement exposé l’importance des croyances mystiques dans le développement de cette modernité.

Peindre sous la dictée d’un ange
Aujourd’hui, Pascal Rousseau reprend le flambeau de ces démonstrations en tentant de cerner plus précisément le rôle de la télépathie. Et l’entreprise est loin d’être simple tant il faut déjà démêler cette pratique des visions médiumniques, des errances hypnotiques et de tout un cortège de sciences dites parallèles. L’universitaire a d’ailleurs prévu de s’atteler par la suite au phénomène de l’hypnose dans sa réécriture de l’histoire de l’art. Celle de l’abstraction est désormais jalonnée d’anges, de savants plus ou moins fous, d’escrocs, de personnalités influentes, de pseudo-prophètes. La tâche est donc ardue de s’y retrouver parmi ce foisonnement de pistes. Rousseau a-t-il ainsi repéré un courant apparu à la fin du XIXe siècle attaché à la télépathie, cette pseudoscience qui cherche à établir « une transmission directe et non conventionnelle de la pensée et des émotions » ? Tout est dit : la quête sera celle de l’authenticité et d’un langage universel qui se passe d’intermédiaire. C’est une « fusion optimale entre l’artiste, l’œuvre et le spectateur, la métaphore sensible d’une communauté harmonieuse, sans conflits ». La différence entre la télépathie et les spirites, c’est que ces derniers reçoivent une force, habités d’une présence surnaturelle, tandis que ceux qui usent de la puissance télépathique expriment une force intérieure extraite sans filtre, pure. En cette époque où le public s’emballe pour la découverte des rayons X de Wilhelm Röntgen en 1895, permettant de voir à travers le corps, la perspective de voir le fruit intact de la pensée est une perspective extraordinaire qui va évidemment séduire les artistes. Dans leur quête de vérité et de dépassement du monde des apparences qui accompagne l’enterrement définitif de la mimesis, les artistes développent une soif de connaissance que certains groupes sauront exploiter opportunément. Et dans cette quête du sensible absolu, certaines personnalités ont des profils particulièrement épiques.

Ainsi Hilma af Klint, peintre suédoise dont le corpus avait été dissimulé au public à sa demande pendant des décennies de peur qu’il ne soulève une incompréhension dommageable, est une de ces personnalités à avoir développé une abstraction picturale dès 1906 sous la gouverne d’un ange. Cette adepte de la théosophie, ce courant développé à partir de 1875 par Helena Blavatsky, très à la mode dans les cercles intellectuels et qui recourait autant aux dernières thèses scientifiques qu’à des doctrines plus obscures, des croyances ésotériques comme des religions anciennes à l’instar du bouddhisme, fréquentait les cercles spirites de Stockholm. Elle sera ainsi apte à recevoir les messages d’Amaliel, personnage angélique qui présida à la réalisation de son impressionnant corpus d’images « supranaturelles ». « Ces peintures ont été peintes directement à travers moi, sans dessins préparatoires et avec une grande force. Je n’avais aucune idée de ce que ces peintures pouvaient décrire ; néanmoins, j’ai travaillé rapidement et avec assurance. » De ces communions télépathiques émergera un ensemble important de peintures monumentales et de dessins uniques dont la graphie se distingue des visions délirantes et informes d’autres médiums alors en vogue.

Des œuvres qui n’en seraient pas
Le caractère posé, loin d’un déchaînement de cathartique est d’ailleurs troublant. Les toiles d’af Klint révèlent une maîtrise qui diffère d’une autre avant-gardiste de l’abstraction, la Britannique Georgiana Houghton (1814-1884). Dès 1871, elle expose quelque cent cinquante-cinq dessins et peintures à Londres, des œuvres abstraites réalisées sous le « contrôle » de personnalités artistiques. Dans The Eye of God (1862), ce serait Le Corrège qui aurait accompagné la main d’Houghton pour tracer les filaments et spirales, les contours biomorphiques non référentiels et colorés de cette composition plutôt saturée. L’aquarelle se trouve aujourd’hui à Melbourne, conservée par l’Union spiritualiste victorienne et nullement dans un grand musée d’art moderne. Car les œuvres spirites restent frappées du sceau de la déviance ou de l’extravagance du paranormal. Pourtant, Houghton avait été proche de John Varley, l’un des illustrateurs de Thought-Forms (1901), opus essentiel de la théosophie et guide visuel sur la signification sensible des couleurs rédigé par Annie Besant et C.W. Leadbeater que l’on retrouve dans les bibliothèques d’af Klint, mais aussi de Vassily Kandinsky et Frantisek Kupka. Le caractère supposément irrationnel de telles œuvres abstraites produites lors de séances spirites, qui plus est par des femmes (opportunément taxées d’hystériques et d’irresponsables), a conduit l’histoire de l’art à minimiser la portée de telles productions, davantage classées dans la catégorie des témoignages occultes que dans celles des chefs-d’œuvre de l’abstraction. Cependant, plus les études se multiplient et plus il apparaît que leur raisonnement, certes différent des grandes figures de référence de l’histoire de l’art, s’avère très complémentaire des intérêts d’un Kandinsky ou d’un Mondrian pour les choses de l’esprit.

Le spiritisme, un prétexte ?
Le cas de Georgiana Houghton est encore plus palpitant que celui d’af Klint. Car devant l’insuccès commercial de ses productions extra-sensibles, la Britannique s’adonna avec succès à la production de centaines de photographies spirites avec le spécialiste Frederick A. Hudson, un genre prisé du public, mais hautement suspect, à l’origine d’enquêtes et de procès célèbres pour escroquerie d’esprits crédules. Et c’est bien dans ce désir de croire que réside l’enjeu de l’émergence de l’abstraction à l’aune de l’occultisme, qu’il soit télépathique ou médiumnique. Comme l’explique Françoise Parot, certains ont cherché à intégrer le spiritisme (asséché de toute dimension mystique, décrédibilisante) aux sciences rationnelles. Aujourd’hui, cela peut faire sourire mais, à l’époque, l’affaire est sérieuse. Si des scientifiques comme Adrien Guébhard ont démonté sans mal le mécanisme des « apparitions » sur des plaques photographiques trop sensibles, les tentations étaient fortes de croire en certaines prédispositions, d’être impressionné par des phénomènes inexplicables. Ainsi Clément Chéroux expliquait-il parfaitement à propos d’empreintes de l’esprit obtenues par apposition de matériaux sensibles sur le corps que « c’est justement parce qu’elles ne représentent rien que ces images peuvent tout imager… et celui qui les regarde tout imaginer. » Le territoire est alors immense, excitant et inquiétant à la fois, tant il est parfois proche d’être catégorisé dans les folies.

Certaines œuvres de Vassily Kandinsky portent trace de la figuration d’auras, de corolles d’énergie autour d’êtres, de formes flottantes, dans une tentative de transposition picturale de récits d’expérience extra-sensibles. Ces échanges entre l’univers de la science et de la croyance tels qu’ils furent possibles à la fin du XIXe siècle auraient-ils pu, d’une certaine manière, légitimer une abstraction qui pouvait inquiéter jusqu’à leurs auteurs ? Devant des œuvres incompréhensibles, sans référent, sans évidence, le spiritisme n’a-t-il pas formé le cadre idéal derrière lequel abriter des productions à la nouveauté dangereuse ? « Kandinsky a volontiers puisé dans cette occulture, ses lectures portant pêle-mêle sur les phénomènes de matérialisations, de rayonnements, de transferts des sensations, avec une vigilance manifeste pour les expériences de “photographie de la pensée” et de transport “téléplastique” d’images mentales », comme le rappelle Pascal Rousseau dans le copieux catalogue de « Cosa mentale ». Le tout était d’y croire. 

« Cosa mentale. Les imaginaires de la télépathie dans l’art du XXe siècle »

Jusqu’au 28 mars 2016. Centre Pompidou-Metz (57). Du 1er novembre au 31 mars : ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 10 h à 18 h. Du 1er avril au 31 octobre : ouvert le lundi, mercredi et jeudi de 10 h à 18 h ; le vendredi, samedi et dimanche de 10 h à 19 h.
Tarifs : 7,10 ou 12 €.
Commissaire : Pascal Rousseau.
www.centrepompidou-metz.fr

Légende photo
Joan Miró, La Sieste, juillet-septembre 1925, huile sur bois, Centre Pompidou, Paris © Photo : Centre Pompidou - RMN / Jean-François Tomasian.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°686 du 1 janvier 2016, avec le titre suivant : L’art ne manque pas d’esprits

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