Jérôme Bosch : bizarre, vous avez dit bizarre ?

Par Virginie Duchesne · L'ŒIL

Le 14 décembre 2015 - 1848 mots

Objet d’interprétations ésotériques, les « bizarreries » de « l’artiste du diable », dont on célèbre les 500 ans de la disparition en 2016, libèrent peu à peu de nouvelles hypothèses, résultat de quinze ans de recherches qui permettent de mieux comprendre le style du peintre.

Il y a encore plusieurs tableaux de diverses bizarreries, où sont figurés des mers, des cieux, des forêts, des champs et bien d’autres choses, les unes sortant d’un coquillage marin, les autres déféquant des grues, des femmes et des hommes, blancs et noirs, dans diverses occupations et attitudes, des oiseaux et animaux de toutes sortes représentés avec beaucoup de naturel, des choses si plaisantes et fabuleuses qu’il est impossible de les bien décrire à ceux qui ne les ont point vues. » En 1517, Antonio de Beatis, secrétaire du cardinal Louis d’Aragon, accompagne son maître dans son voyage en Europe. Cette description est la première que nous avons du Jardin des délices de Jérôme Bosch qu’il a pu admirer dans le palais bruxellois d’Henri III de Nassau. S’il parvient à reconnaître un Hercule et Déjanire et un Jugement de Pâris dans la collection du comte, il peine en revanche à comprendre le panneau du peintre flamand accroché dans la chambre. Ces « diverses bizarreries » resteront longtemps la manière d’évoquer l’art du peintre. Son œuvre a fait l’objet de nombreuses thèses, parfois pertinentes, souvent farfelues, sur l’astrologie, l’alchimie, les messages cryptés ou l’intérêt de l’artiste pour l’ésotérisme, voire sa proximité avec des sectes.

De l’excentrique à l’humaniste
Génial, original, inventif, Jérôme van Aken qui a pris le nom de sa ville Bois-le-Duc, d’où Bosch, reste en effet à part dans le paysage artistique flamand de la fin du XVe siècle et le début du XVIe siècle. Mais il est loin d’être dans l’ombre. « Nous avons beaucoup de documents d’archives sur son existence à partir des années 1480 et jusqu’à sa mort en 1516, explique Frédéric Elsig, professeur d’histoire de l’art médiéval à l’université de Genève. C’est un peintre bien implanté à Bois-le-Duc, inscrit dans le tissu social, qui possède une véritable cote et un atelier de peinture florissant avec des élèves. » Ses commanditaires et mécènes sont la Confrérie Notre-Dame de l’église de Saint-Jean de Bois-le-Duc et se comptent parmi les grands de la cour de Bourgogne. « Il a réalisé le Jugement dernier pour Philippe Le Beau, le Jardin des délices pour le comte de Nassau. Il jouit donc d’une grande réputation. Nous savons, par exemple, qu’à sa mort en 1516, une messe est organisée dans l’église paroissiale de Saint-Jean », ajoute Charles de Mooij, directeur du musée Het Noorbrabants à Bois-le-Duc.

Une telle commande passée en 1504 par Philippe le Beau, duc de Bourgogne, a été découverte dans les archives départementales du Nord. La description fait état d’un « Jugement de Dieu », mais ne correspond pas parfaitement au Jugement dernier que nous connaissons. L’hypothèse qu’il s’agit bien du triptyque conservé aujourd’hui à Vienne a été confirmée à l’occasion de l’exposition qui s’est tenue à Rotterdam en 2001. Ce document est devenu le seul point d’ancrage chronologique dans la production de Jérôme Bosch.

Car aucune œuvre de Bosch n’est datée. La question de la chronologie est donc la première embûche dans l’étude de sa production artistique. Si l’on connaît un peu la vie du peintre, c’est une tout autre histoire pour ses œuvres qui, pour certaines, ne sont pas non plus signées, comme c’est le cas pour le Jugement dernier et le Jardin des délices. Ce manque d’informations et une longue période d’oubli ont donc laissé la place à des interprétation pittoresques et à un accroissement exponentiel de son corpus d’œuvres. « Dès qu’une œuvre présentait des monstruosités, on avait tendance à l’attribuer à Bosch ou à son cercle », résume Frédéric Elsig.

Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que le peintre est redécouvert, notamment par l’Allemand Carl Justi qui, en étudiant l’œuvre de Velázquez en Espagne, a mis au jour Jérôme Bosch. Rien d’étonnant quand on connaît la grande prédilection du roi Philippe II d’Espagne pour l’artiste dont il importe une majorité des œuvres. Bosch, conservé dans les collections royales espagnoles a alors disparu du paysage flamand. Une place qu’il retrouve à la faveur de l’exposition de 1936 à Rotterdam. Mais en ce début de XXe siècle, ce sont surtout ses bizarreries, ses monstres et son iconographie onirique qui fascinent les surréalistes.

Les premières études sur les archives dévoilent un Jérôme Bosch humaniste qui a reçu une excellente éducation. « Nous pensons qu’il a fréquenté l’école latine et a lu la plupart des livres importants imprimés en son temps, avance Charles de Mooij, cela se voit dans ses tableaux intelligents et créatifs. » Frédéric Elsig de poursuivre : « L’on sent dans sa peinture la volonté de rivaliser avec des hommes de lettres. Il a la même veine satirique. Au lieu d’écrire, Jérôme Bosch peint sur la société de son temps. Ses œuvres ne sont plus destinées à se trouver sur un autel, mais dans un cabinet d’un collectionneur capable d’apprécier leur discours. Le Jardin des délices dans lequel il illustre le Paradis si l’Homme n’avait pas péché est une question de scolastique représentée de manière à mettre en avant le caractère bon vivant du commanditaire. Ça n’a rien d’ésotérique même si c’est un thème crypté et qu’il faut être dans le cercle d’Henri de Nassau pour avoir les clés de l’iconographie. » Mais d’où viennent alors ces monstres, gnomes et autres diables ? « On a remarqué qu’il transfère beaucoup de drôleries des marges de manuscrits. Beaucoup de ses motifs viennent des enluminures, transposées dans la peinture sur bois. Il a su créer une nouvelle manière de peindre simplement en détournant des motifs qui préexistaient. »

Un catalogue au régime
Une fois les bizarreries débarrassées de leurs atours ésotériques, reste la question du catalogue. Combien de peintures et de dessins sont de la main même du maître ? La réponse commence à se préciser seulement depuis le début du XXIe siècle, notamment à l’occasion de la grande exposition de Rotterdam en 2001. À partir de premières études stylistiques et en laboratoire, le catalogue s’est considérablement restreint. Des hypothèses formulées sur les datations et les attributions des œuvres ont été soulevées, certaines confirmées. L’Escamoteur, conservé au Musée municipal de Saint-Germain-en-Laye, étudié et restauré à l’occasion de son prêt à Rotterdam, est désormais attribué à Gielis Panhedel, l’un des membres de l’atelier de Bosch. Il en est de même pour Les Noces de Cana, conservé au Musée Boijmans Van Beuningen. La dendrochronologie, la datation par l’étude du bois, a révélé que l’arbre dont est issu le panneau a été abattu 28 ans seulement après la mort de Bosch. Le Christ portant la croix, conservé à Gand, a subi le même sort : il est l’œuvre d’un suiveur. Probablement pour se consoler, le directeur du musée a déclaré : « Si ce n’est pas de Bosch lui-même, c’est probablement d’un peintre plus grand que lui encore. »

Heureusement, il n’y a pas que des mauvaises nouvelles. Un dessin représentant l’Enfer vient d’être récemment découvert. Sa vente à New York illustre aussi l’engouement que le peintre suscite depuis le début du XXIe siècle : 276 000 dollars en 2003. Il a été attribué à Bosch par les études menées par le Bosch Research and Conservation Project (BRCP) qui fait passer les études sur Bosch au niveau supérieur depuis 2010.

« Aucune étude de cette ampleur n’avait été faite auparavant. Nous avons réalisé des images de la plupart des œuvres par radiographie, macrophotographie et réflectographie et ainsi constitué une importante base de données sur sa production. Il est donc possible avec cet outil de comparer, par exemple, la manière dont les oreilles ont été traitées dans toute la production de Bosch. » Les équipes sont constituées d’historiens de l’art, de restaurateurs et de photographes, accompagnés d’un comité scientifique international, qui ont passé au peigne fin la quasi-totalité des œuvres qui sont désormais au nombre de vingt-cinq peintures et une vingtaine de dessins. Ce pôle d’expertise créé par la Fondation Bosch 500 et l’Université Radboud de Nimègue qui a ouvert la même année une chaire magistrale consacrée au peintre, a permis à Bois-le-Duc d’obtenir le prêt de vingt peintures pour l’exposition « Jérôme Bosch. Visions d’un génie », présentée du 13 février au 8 mai. Car la ville où il travailla ne conserve aucune œuvre de lui. « Nous y montrerons vingt tableaux de Bosch ainsi que les résultats de ces recherches à travers des animations qui permettront de voyager à l’intérieur d’un panneau, dans les couches de peinture et découvrir son processus de création. »

C’est bien ce processus qui est au cœur de l’étude de Bosch afin de comprendre sa manière et de permettre de déceler la main d’un éventuel collaborateur ou suiveur. « On peut dire que Bosch invente en peignant et en dessinant. Ses œuvres ont évidemment des dessins préparatoires, mais évoluent continuellement à partir du dessin sous-jacent tracé sur le panneau de bois, puisque la peinture ne suit pas toujours celui-ci. » Un processus qu’il est déjà possible de voir sur le site du BRCP pour deux œuvres conservées à Venise. L’ensemble des résultats sera publié sous la forme de deux volumes de mille pages en tout à la fin du mois de février.

Un génial collaborateur

« Mais il reste matière à discussion », précise Charles de Mooij. Ou, comme le dit Matthijs Ilsink, historien de l’art et coordinateur du BRCP : « En science, l’accroissement des hypothèses est toujours inversement proportionnel à la quantité de données disponibles. » S’agissant de Bosch, ces hypothèses ne cessent d’être formulées depuis Rotterdam en 2001. La dernière en date et la plus discutée est celle de l’historien de l’art autrichien Fritz Koreny, émise en 2012, qui distingue les mains de quatre assistants différents dans la production connue de Bosch pour expliquer les changements de style dans sa production. Parmi elles se distingue celle d’un collaborateur génial et gaucher, appelé le Maître du chariot de foin, du nom du tableau conservé au Prado. « C’est pour moi l’avancée la plus substantielle depuis l’exposition de 2001, explique Frédéric Elsig. Ce collaborateur génial travaillait selon les idées de Bosch, mais avec une exécution plus rapide, plus nerveuse, une matière picturale plus liquide. »

Parmi les œuvres de sa main figurerait La Nef des fous, conservée au Louvre, tout juste restaurée pour son prêt à Bois-le-Duc et à Madrid. « Il est encore prématuré de conclure. Quand les différents éléments du triptyque seront juxtaposés, aux côtés des autres œuvres de Bosch, on pourra mieux juger de l’opportunité de conserver ou de retirer l’œuvre du groupe d’œuvres attribuées au peintre. Les expositions servent à cela, ce sont des laboratoires de l’histoire de l’art. Et, en général, tout le monde n’est pas d’accord ! »

Repères

Vers 1450
Naissance à Bois-le-Duc, aux Pays-bas

1478
Épouse une personne de l’aristocratie

1504
Commande du Jugement Dernier par Phillipe le Beau

1516
Décès de l’artiste à Bois-le-Duc

2001
Exposition à Rotterdam

2016
500e anniversaire de la mort de Jérôme Bosch

« Jérôme Bosch. Visions d’un génie »
Du 13 février au 8 mai 2016. Musée Noordbrabants, Bois-le-Duc (Pays-bas). Ouvert tous les jours de 9 h à 19 h.
Tarif : 22 €.
Commissaires : Dr Matthijs Ilsink, Pr Dr Jos Koldeweij, Dr Charles de Mooij.
www.hetnoordbrabantsmuseum.nl

Bosch Experience
Du 4 mars à novembre 2016 : itinéraire d’exploration de Bois-le-Duc, la ville du peintre avec cartographie vidéo et spectacle 3D.

« Bosch. The Centenary Exhibition »
Du 31 mai au 11 septembre 2016. Musée du Prado, Madrid (Espagne).

Légende Photo :
Jérôme Bosch, Vision de l'au-delà, vers 1505-1515, quadriptyque, Museo di Palazoo Grimani, Venise © Photo Rik Klein Gotink et Robert G. Erdmann / The Bosch Research and Conservation Project.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°686 du 1 janvier 2016, avec le titre suivant : Jérôme Bosch : bizarre, vous avez dit bizarre ?

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque