Musée

Fleuve Sepik : la traversée d’une vie

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · L'ŒIL

Le 17 novembre 2015 - 1577 mots

L’exposition que consacre le Quai Branly aux arts de Papouasie-Nouvelle-Guinée est scientifique et poétique tout à la fois. Fruit de trente-cinq années de recherches, c’est aussi le magnifique hommage d’un ethnologue aux habitants du Sepik et aux trois longs séjours qu’il a effectués en leur compagnie

Il est des rencontres avec un bout du monde – qu’il soit proche ou lointain – qui changent la vie d’un homme. Lorsque le jeune Philippe Peltier, historien de l’art et ethnologue de formation, est invité à effectuer, en 1984, une courte mission de terrain de trois mois dans la région du Bas-Sepik, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, il ne sait pas encore que cette aventure intellectuelle et humaine tout à la fois va le marquer de façon indélébile. Alors âgé de trente-cinq ans, celui qui est entré quelques années plus tôt comme restaurateur au MAAO (Musée des arts d’Afrique et d’Océanie) va tomber sous le charme hypnotique et envoûtant de ces terres marécageuses imbibées d’eau, de ces villages accrochés aux berges d’un long fleuve paresseux « très calme et très puissant tout à la fois », de ces hommes et de ces femmes dont la fierté ancestrale le dispute à l’humour.

La découverte d’Armda
Accessible après des heures et des heures de pirogue (l’unité de mesure du voyageur égaré en terre mélanésienne !), Philippe Peltier échoue dans un petit hameau peuplé de trois cents âmes environ : Armda, dans la région de Porapora. Accompagné de deux autres ethnologues, le jeune Français se remémore alors l’énorme tension qui monta du village, lors de la première rencontre avec les habitants. « Les hommes se tenaient en ligne, menaçants. Nous avons alors fait semblant de chercher quelque chose au fond de notre embarcation pour détendre l’atmosphère. Dans le Sepik, il est poli de prendre du temps », raconte Philippe Peltier. Et le miracle d’opérer soudain… « Les habitants nous ont invités à passer une nuit au village et ont transporté nos affaires dans la maison des hommes. On a installé nos moustiquaires, et on a même pu demander si un ancien pouvait venir nous raconter l’histoire de leurs origines. » Arese, tel est le nom de cet informateur né à la fin des années 1920, qui s’avérera être la source principale des différentes missions de terrain de Philippe Peltier. En signe de confiance, l’un de ses nombreux fils apporte alors aux trois Européens un perroquet noir dont la chair, dans ces régions où pullulent les oiseaux, est fort prisée.
Pour le jeune ethnologue français, le décor idéal semble planté : un village à taille humaine constituant un microlaboratoire riche d’enseignements, des habitants fort accueillants. Hélas, malgré la beauté des lieux (« Armda était entouré de grands massifs de bambous qui bruissaient au vent »), la déception pointe vite son nez. Une grande partie des habitants a été convertie au catholicisme, et les rites d’initiation ont disparu depuis 1963. « J’étais parti étudier les mécanismes de la création artistique et je me retrouvais finalement dans un village où les cultes et la réalisation des objets qui leur sont attachés semblaient inexistants ! », résume, non sans une pointe d’ironie, Philippe Peltier. Qu’importe ! Cette région du bout du monde – louée par les surréalistes et leur mentor André Breton comme l’une des plus fertiles en matière d’audace et d’inventivité plastique – va hanter le jeune historien de l’art contraint, malgré lui, de quitter les lieux. « Par une troublante coïncidence, je sortais à peine de Nouvelle-Guinée pour me rendre à New York inaugurer, au MoMA, l’exposition consacrée au primitivisme dans l’art du XXe siècle, puis regagnais Orléans où j’enseignais à l’école des beaux-arts », se souvient Philippe Peltier. On ne pouvait rêver triangle géographique plus saugrenu…

S’immiscer dans la vie du village
Il faudra cependant attendre janvier 1987 pour que l’ethnologue retrouve son « terrain » d’étude. « Les habitants m’ont tout de suite reconnu ! Ils ont ressorti ma pirogue, les trois moustiquaires étaient encore là… J’ai alors demandé une grande réunion avec les hommes du village pour leur annoncer solennellement que je souhaitais recueillir les histoires de leurs ancêtres. S’ils ont accepté, je dois dire, qu’au début, ils ne me racontaient pas grand-chose », avoue laconiquement Philippe Peltier. L’enseignement et « l’initiation » seront tout autres. L’esprit pétri de fantasmes esthétiques aux accents surréalistes (!), le jeune ethnologue va alors apprendre tous les rudiments de la vie quotidienne papoue, fussent-ils les plus prosaïques ! Débroussailler à la hache une végétation foisonnante pour « ouvrir un jardin » (« à la fin de la journée, tous les gens du village et moi-même avions les mains en sang ! »), creuser une pirogue, chasser le crocodile (l’animal totémique et sacré du clan), tailler dans le bois une échelle pour la maison des hommes, telles sont quelques-unes des activités auxquelles s’astreindra pendant six mois le jeune Français. Bref, pratiquer ce que l’on appelle, dans le jargon des ethnologues, une « observation participante » !

Mais c’est peut-être l’apprentissage de la langue qui va s’avérer la conquête la plus coriace. « J’avais bien lu un livre de grammaire papoue, mais là, c’était tout autre chose ! Il me fallait tenter de comprendre la structure de leur langue, cerner les nuances de leur vocabulaire », explique Philippe Peltier. À titre d’information, on recense pas moins de quatre-vingt-dix dialectes dans la seule région des vallées du Sepik et du Ramu. Certains groupes linguistiques se réduisent parfois à un seul village de trois cents ou quatre cents âmes, d’autres embrassent un territoire immense. Avis à tous les linguistes en herbe tentés par ces déchiffrements aussi tortueux que les méandres du fleuve Sepik !

Cette immersion dans un village du Bas-Sepik, aussi éprouvante soit-elle – l’expression locale « j’ai mal aux os » en offre un excellent résumé – s’avérera, cependant, riche en émotions esthétiques. Dans cette culture orale où, transmis peu à peu, les récits des origines (guerres, migrations…) prennent des allures d’épopées hypnotiques, il est des moments rares où l’Occidental perd ses repères pour s’abîmer dans le monde surréel des Papous. Philippe Peltier se souvient ainsi, avec émotion, de ce soir de pleine lune au cours duquel les habitants d’Oromai (un village situé à un jour de pirogue) organisèrent une fête sur l’esplanade de la maison des hommes. Dans ce paysage « à la Méliès », montèrent alors des sons lancinants, hypnotiques, qui semblaient composer des sortes de morceaux très courts. « C’est la première fois que j’entendais des Mélanésiens jouer de la flûte, et c’était magique », raconte Philippe Peltier qui, bien des années plus tard, restituera son émotion première dans la scénographie de son exposition consacrée au peuple Sepik. Bel hommage…

Le choc des cultures
Quatre années s’étireront encore entre la deuxième et la troisième mission. Cette dernière immersion sera la plus longue et durera quinze mois, de 1991 à septembre 1992. Sans détour, Philippe Peltier raconte cet apprentissage de la lenteur auquel doit s’adonner tout ethnologue. Parfois surgit un sentiment de lassitude, de découragement, d’ennui. « On rêve même de banquet pantagruélique et on attend avec la même impatience que les hommes du village la fête au cours de laquelle on tuera le crocodile ou le cochon. » Parfois, le sentiment d’une menace ou d’un danger sourd quand les jeunes générations reviennent de la ville. Il est alors temps de se délester de tout romantisme encombrant. « Comme au sein de toutes les communautés humaines, il y avait des agressifs, des névrotiques qui avaient peur de la magie », se souvient Philippe Peltier. Des liens amicaux, voire de « tendresse », sont nés cependant, tels ceux que l’ethnologue a tissés avec sa « mère classificatoire », c’est-à-dire celle qui lui a donné son nom. « Dans la société papoue, qui est matrilinéaire, les femmes ont un très grand poids social. Quand j’avais quelque chose à demander, c’est à elle que je m’adressais. C’était ma référence, en quelque sorte, même si, la plupart du temps, elle ne répondait pas à mes questions ! », se souvient avec amusement Philippe Peltier. Celui qui a tenu très scrupuleusement son journal pendant ses trois missions avoue cependant un immense regret : celui de ne pas avoir donné de nouvelles à ces hommes et à ces femmes qui l’ont accueilli avec bienveillance au sein de leur communauté.

Conçue en étroite collaboration avec ces deux autres grands amoureux de ces régions que sont les océanistes Christian Kaufmann et Markus Schindlbeck, l’exposition du Quai Branly se veut donc un somptueux hommage rendu à la créativité de ce peuple. Au son des tambours et des flûtes en bambou (qui sont la voix des ancêtres), crochets épousant la silhouette de jeunes femmes au ventre bombé, panneaux d’un graphisme psychédélique, parures de dents ou de nacre, masques de bois, de cheveux, de plumes et de vannerie disent ainsi la virtuosité d’un art en constante métamorphose, aux frontières du rêve et du réel, de l’animal et de l’humain.

L’exposition

Évoquant l’espace d’un village traditionnel avec ses lieux publics ouverts à tous et ses maisons des hommes dont certains objets sont accessibles aux seuls initiés, l’exposition propose un rassemblement extraordinaire d’œuvres provenant des plus grands musées d’ethnologie européens. On demeure ébloui par l’extraordinaire inventivité de ce peuple dont l’art joue constamment sur la capacité d’étonner, d’effrayer, d’émerveiller. Des pirogues épousant la silhouette reptilienne d’un crocodile, aux poteaux portant la figure d’un ancêtre tirant la langue, sans oublier ces peintures et ces panneaux de plumes d’un graphisme envoûtant, l’éblouissement est total.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°685 du 1 décembre 2015, avec le titre suivant : Fleuve Sepik : la traversée d’une vie

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