Art moderne

Van Gogh et Munch face à face : histoire d’une parenté

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 22 septembre 2015 - 2272 mots

Après le Musée d’Oslo, le Musée Van Gogh à Amsterdam confronte les œuvres de Vincent Van Gogh et d’Edvard Munch. Une première assure le musée, qui perpétue, en réalité, une tradition qui rapproche les deux artistes depuis plus d’un siècle...

En collaboration avec le Musée Munch d’Oslo, le Musée Van Gogh d’Amsterdam orchestre la première confrontation entre les deux artistes. Deux géants souvent comparés mais jamais réunis dans une manifestation d’envergure explorant leurs affinités. L’évidence d’une parenté entre ces peintres septentrionaux n’est pourtant pas récente ; elle a été identifiée dès la fin du XIXe siècle. « En 1897 dans La Revue blanche, Thadée Natanson cite Edvard Munch comme un des artistes les plus fortement influencés par Vincent Van Gogh », avance Maite Van Dijk, conservatrice au Musée Van Gogh et commissaire de l’exposition, qui ajoute : « Le critique allemand Julius Meier-Graefe signe ensuite plusieurs textes pointant une parenté directe entre eux. Une analyse qui sera déterminante. » Ami de Munch, Meier-Graefe est fasciné par l’artiste à qui il consacre sa première monographie en 1894. Cet ouvrage se concentre davantage sur la personnalité du peintre que sur son travail. Il y apparaît comme un génie solitaire, un visionnaire incompris ; un refrain déjà familier pour Van Gogh. Sans surprise, Meier-Graefe use d’ailleurs de la même rhétorique dans ses écrits sur le Hollandais (1899, 1904), le dépeignant en martyr ayant sacrifié sa vie sur l’autel de la peinture. En 1899, le critique met en parallèle les œuvres des deux peintres soulignant leur caractère radical. Il les présente comme des « anarchistes » aux styles similaires et avant-gardistes, affichant une même « hostilité » envers l’académisme et la société.

Vincent et Edvard sur les mêmes cimaises
Le critique les réunit également physiquement. Dès 1893, il acquiert des œuvres de Van Gogh puis de Munch devenant l’un des premiers à posséder des pièces des deux maîtres. Il donne le ton et plusieurs amateurs suivent son exemple. « Meier-Graefe officie comme conseiller, tout comme le peintre belge Henry Van de Velde avec qui il partage une vive admiration pour Van Gogh », note Van Dijk. Van de Velde s’intéresse aussi à Munch qu’il connaît personnellement et, « dès 1891, ses œuvres affichent des parallèles iconographiques et stylistiques saisissants avec les deux artistes. Avec Meier-Graefe, il joue un rôle décisif dans la constitution de prestigieuses collections allemandes où Munch et Van Gogh sont bien représentés. » Le peintre et le critique conseillent entre autres Karl Ernst Osthaus qui souhaite fonder un établissement dédié à l’art moderne. Un projet qui se concrétise en 1902 avec l’ouverture du Museum Folkwang à Hagen, le tout premier musée à exposer un tableau de Van Gogh. Osthaus acquiert par la suite d’autres œuvres du Hollandais mais aussi du Norvégien. « Nous avons trouvé un cliché de 1910 qui montre que les paysages des deux artistes étaient accrochés face à face dans sa maison de campagne », remarque la commissaire. Dans son sillage, plusieurs collectionneurs allemands manifestent une passion commune pour les deux peintres : Harry Kessler, Gustav Schiefler et Curt Glaser. Ces deux derniers seront d’ardents défenseurs du Norvégien : Schiefler établit le catalogue raisonné de sa production graphique tandis que Glaser publie sur Munch autant que sur Van Gogh. Cette proximité entre les deux peintres demeure alors uniquement connue d’un petit cercle introduit dans ces collections privées. Elle gagne progressivement en visibilité grâce à des expositions qui rassemblent leurs œuvres, dont celle à la galerie berlinoise de Paul Cassirer en 1904. D’autres manifestations se succèdent jusqu’à 1912, date de la révélation au grand jour de cette affinité lors de l’exposition du « Sonderbund » à Cologne. Restée dans les annales, l’édition de 1912 de cette manifestation annuelle d’art contemporain avait pour vocation d’offrir un large panorama de l’expressionnisme alors à son zénith, en mettant sous le feu des projecteurs ses principaux membres mais aussi les précurseurs de ce courant. Van Gogh (1853-1890) et Munch (1863-1944), les deux artistes les mieux représentés dans cette exposition, s’y virent proclamés pères de l’art moderne et de l’expressionnisme. Cette consécration démocratisa largement l’idée de leur proximité. « Après cet événement, souligne Van Dijk, les musées allemands, notamment à Berlin et à Munich, les ont de plus en plus souvent accrochés côte à côte. »

L’impact de cette parenté
La mise en lumière de ce lien n’eut pas seulement un impact sur leur réception publique et critique, elle influença aussi durablement l’évolution picturale de Munch. « Il avait une grande admiration pour Van Gogh. Il a certainement vu ses œuvres très tôt, dès 1889 au Salon des indépendants à Paris », souligne Magne Bruteig, conservateur au Musée Munch et commissaire de l’exposition. Si la question de ses influences est complexe, plusieurs experts observent cependant un changement profond dans l’œuvre de Munch en 1900. Il semble qu’il soit imputable aux critiques de Meier-Graefe qui, en 1899, compare le travail des deux artistes et explique dans quelle mesure celui de Munch est « inférieur » à celui de Van Gogh car il est plus psychologique et délibérément provocant. « Meier-Graefe lui conseille de s’inspirer de Van Gogh, de regarder la nature comme lui. Dans la foulée, Munch peint Fécondité, un couple de paysans clairement dans l’esprit de Van Gogh. À partir de cette date, il réalise de nombreux paysages proches de ceux de Vincent, moins symbolistes et plus expressifs. » Indéniablement, les thèmes chers au Hollandais, tels le cycle de la vie et les forces de la nature, se font plus présents dans la peinture du Norvégien. Des tableaux comme Le Faneur (1917) rappellent instinctivement les illustres semeurs, moissonneurs et champs de blé de Vincent. Les visions cosmiques de la nature sont en outre de plus en plus récurrentes, dont les motifs de prédilection de Van Gogh comme le soleil et les étoiles. Edvard représente à plusieurs reprises des nuits étoilées offrant une grande similitude avec les célèbres vues nocturnes de son aîné.

Une même grammaire esthétique
Munch et Van Gogh puisent en effet dans le même arsenal plastique et conceptuel. « Ils pensaient avoir un message profond à communiquer au plus grand nombre », estime Magne Bruteig : « Pour atteindre ce but, ils ont recouru à des moyens radicaux : des couleurs puissantes, des coups de pinceau expressifs et des compositions très fortes. C’est en cela qu’ils ont été perçus comme les pères de l’expressionnisme. » Tous deux se sont nourris des avant-gardes parisiennes qu’ils ont découvertes lors de leurs séjours en France, où ils ne se sont malheureusement jamais croisés. Chacun à leur manière, ils ont transcendé ces inspirations en un vocabulaire personnel mais générant in fine des images universelles. Une grammaire commune basée sur des couleurs stridentes, des désaccords chromatiques, des effets primitifs et un goût pour la distorsion. Pour renforcer le potentiel dramatique de leurs toiles, ils emploient souvent des lignes de fuite exagérées. Le Jardin de l’hôpital Saint-Paul (1889) de Van Gogh et Neige fraîche sur l’avenue (1906) de Munch s’inscrivent ainsi tous deux dans un espace déformé. Le style efficace et vigoureux de deux peintres, mis au service de questions existentielles, explique le caractère iconique de leurs chefs-d’œuvre. Sondant les mystères de la condition humaine et l’angoisse existentielle, dont Le Cri de Munch est devenu un emblème planétaire, ils rejettent tout réalisme au profit de l’émotion intérieure.
Enfin, impossible de ne pas remarquer qu’ils ont produit une quantité vertigineuse d’autoportraits. « Avec Rembrandt, ils sont certainement les artistes qui en ont réalisé le plus », reconnaît Maite Van Dijk. Une quarantaine en quatre ans pour Vincent, tandis que des dizaines de peintures, d’estampes et de photographies ponctuent les six décennies de carrière d’Edvard. Ces corpus ont souvent été rapprochés en raison de leur ampleur, de leur force expressive et de la volonté farouche d’introspection de leurs auteurs. « Mais cet exercice est aussi une façon de se positionner en tant qu’artiste », rappelle le conservateur amstellodamois. Ces œuvres ont en effet pour fonction d’affirmer leur statut. La palette chargée de couleurs vives que porte Van Gogh dans son Autoportrait en peintre (1888) est une revendication de sa place au sein de l’avant-garde. L’Autoportrait au chapeau de feutre gris (1887), avec ses yeux perçants et ses touches tourbillonnantes formant une auréole, suggère en revanche sa mission d’artiste visionnaire. Cette conception du rôle de l’artiste, très en vogue dans l’Europe fin de siècle, est également prégnante chez Munch. Il se met volontairement en scène comme un homme tourmenté, solitaire, menant une vie de bohème et sacrifiant sa santé mentale et physique à l’art. En 1903, il se peint dans les flammes de l’enfer, véritable hyperbole de l’artiste maudit. Tandis qu’en 1909, il immortalise son internement dans l’Autoportrait à la clinique. Difficile en le voyant de ne pas penser aux représentations de Vincent à l’oreille bandée.

Des archétypes du peintre maudit
La trajectoire des artistes présente en effet de troublants parallèles : difficultés personnelles, drames familiaux et maladies psychiatriques. Ils ont par ailleurs vécu des relations tumultueuses qui se sont soldées par des épisodes sanglants. En 1902, la liaison entre Munch et Tulla Larsen s’achève par une dispute où il se blesse avec une arme à feu. Une altercation qui trouve un écho flagrant dans celle de Van Gogh et Gauguin qui provoque l’automutilation de Vincent. Rapidement après son suicide, la légende de Van Gogh prend corps, notamment grâce à la publication de sa correspondance. Munch façonne quant à lui la réception de son œuvre, notamment via ses textes. Comme Vincent, il est en effet l’auteur d’une production littéraire pléthorique documentant dans les moindres détails sa vie et ses aspirations. Leurs écrits – 820 lettres pour Van Gogh et 2 600 pour Munch ainsi qu’une quantité extraordinaire de textes variés – ont forgé l’idée que leur art expressif est inextricablement lié à leur existence tragique. À plusieurs reprises, Munch met d’ailleurs en exergue la gémellité entre son attitude face à l’art et celle de Van Gogh. « Je me suis efforcé, comme lui, de ne pas laisser s’éteindre ma flamme et de peindre jusqu’au bout avec un pinceau brûlant », écrit-il en 1933. « Munch était conscient qu’il était en train de créer sa propre légende et il s’est inspiré de celle de Van Gogh pour écrire la sienne, il était très attentif aux parallèles entre leurs vies », relève Magne Bruteig.
La vision d’un artiste rejeté et incompris, qu’il alimente, tient pourtant de la fable. Munch a rencontré un succès précoce, exposé et vendu dès le début de sa carrière, y compris à des musées, et a été protégé par d’importants mécènes. En bref, il fut tout sauf un paria. Pourtant, ses défenseurs reprennent invariablement la même rengaine. Max Linde, Gustav Schiefler ou encore Curt Glaser pointent la relation entre l’art torturé de Munch et sa vie difficile et suggèrent que le caractère génial du peintre l’empêche de recevoir la reconnaissance méritée. Aujourd’hui, les mythes similaires des deux peintres, popularisés par le cinéma et la littérature, demeurent incontestablement une des clefs de leur succès phénoménal. L’évidence d’une parenté entre eux a par ailleurs conservé toute son actualité ; le grand public confondant parfois même leurs œuvres. Maite Van Dijk révèle ainsi un fait inattendu : « Beaucoup de visiteurs de notre musée nous demandent “Où est Le Cri ?” ; ils sont étonnés de son absence dans notre collection puisqu’ils pensent qu’il a été peint par Van Gogh »… C.Q.F.D.

Edvard Munch

1863
Naissance à Løten en Norvège

1880
École royale d’art et de design à Christiana (ancienne Oslo)

1885
Séjour à Anvers puis à Paris où il s’installe en 1889

1892-1895
Le peintre expose puis déménage à Berlin

1893
Il peint Le Cri

1927
Rétrospective de son œuvre à la Galerie nationale de Berlin puis d’Oslo

1937
Ses œuvres sont dites « dégénérées » par le régime nazi

1944
Le peintre décède dans sa propriété d’Ekely qu’il avait achetée en 1916

Van Gogh

1853
Naissance à Groot-Zundert aux Pays-bas

1869
Il commence à travailler chez un marchand d’art

Vers 1880
Il s’installe à Bruxelles où il décide de se consacrer à l’art et s’inscrit à l’Académie royale des beaux-arts. Il commence sa série d’autoportraits

1886
Après quelques mois passés à Anvers, il s’établit finalement à Paris où son frère Théo le retrouve

1888
Il quitte la capitale pour le sud de la France, à Arles, rejoint la même année par Paul Gauguin

Mai 1890
Après un séjour en hôpital psychiatrique à Saint-Rémy-de-Provence, le peintre s’installe à Auvers-sur-Oise où il se suicide en juillet

L’exposition, une confrontation éloquente entre Van Gogh et Munch

Une évidence semble s’imposer d’emblée en visitant l’exposition « Munch   Van Gogh » : les deux artistes ont beaucoup de points communs. Les deux autoportraits qui accueillent le visiteur dans le volet norvégien de l’exposition en attestent : même composition, même jeu de regards. La démonstration des similitudes se fait limpide dès les premières salles, quand sont notamment évoqués les premiers pas et les modèles de ces deux artistes singuliers. Que ce soit Christian Krohg et Hans Heyerdahl pour Edvard Munch ou Jean-François Millet et Jozef Israëls pour Vincent Van Gogh, leurs premières œuvres lorgnent clairement du côté de la peinture naturaliste et pleinairiste. Avant de s’affranchir des courants existants pour développer leurs propres recherches. Impeccable aussi est l’évocation de leurs années parisiennes. La suite se révèle plus délicate, notamment lorsqu’il s’agit de dégager des thématiques récurrentes communes aux deux peintres, bien que les rapprochements entre leurs œuvres soient souvent éloquents. Il est aussi à noter que l’exposition du Musée Munch péchait par son peu d’œuvres de Van Gogh présentées en regard de celles de Munch. Il est ainsi difficile de rendre palpable la volonté de Van Gogh de créer une « décoration » avec certaines de ses œuvres, pourtant mise en regard du grand projet de Munch : La Frise de la vie. À Amsterdam, l’équilibre devrait être rétabli pour donner encore plus de corps à cette confrontation inédite et pertinente.

Pierre Morio

« Munch : Van Gogh »

Du 25 septembre 2015 au 17 janvier 2016. Musée Van Gogh à Amsterdam. Ouvert tous les jours de 9 h à 18 h. Nocturnes le vendredi et le samedi jusqu ‘à 22 h.
Tarif : 17 €.
Commissaires : Maite Van Dijk et Magne Bruteig.
www.vangoghmuseum.com

Légende Photo :
Vue d'une des salles de l'exposition « Munch : Van Gogh » au Musée Van Gogh à Amsterdam © photo F.S.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°683 du 1 octobre 2015, avec le titre suivant : Van Gogh et Munch face à face : histoire d’une parenté

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