Architecture - Société

Le Corbusier, une modernité qui ne passe pas

Par Virginie Duchesne · L'ŒIL

Le 25 août 2015 - 1904 mots

Cinquante ans après sa mort, l’architecte de la Cité radieuse agite toujours les passions. Il est notamment accusé de sympathies envers les cercles fascistes de l’entre deux-guerres. Mais à travers la personnalité de Le Corbusier, c’est la modernité architecturale qui est ciblée.

« Le Corbusier était-il fasciste ? », « Le Corbusier, plus facho que fada », « Le Corbusier, fasciste militant »… Voilà pour quelques titres récents sortis dans la presse française à propos de Le Corbusier. Les titres ne sont guère plus sympathiques chez nos confrères de la presse étrangère, de l’Italie à l’Inde, en passant par la Suisse dont l’architecte est originaire : « Ein Faschist ? », « Hitler fan » ou encore, en version française, « Sympathisant d’Hitler », « militant fasciste », « un fasciste et un antisémite »… Ces accusations font suite à la publication récemment de trois nouveaux livres sur l’architecte : Un Corbusier du journaliste et critique d’architecture François Chaslin (Fiction & Cie) ; Le Corbusier. Un fascisme français de Xavier de Jarcy (Albin Michel), journaliste à Télérama ; et Le Corbusier. Une froide vision du monde de Marc Perelman (Michalon), architecte et enseignant-chercheur. Trois parutions simultanées qui relèvent du pur hasard selon les auteurs, mais qui sortent toutes l’année des cinquante ans de la disparition de « Corbu ».

Les trois livres ont en réalité été mis un peu trop vite dans le même panier. Un Corbusier est un portrait très personnel du personnage en deux parties ; sombre et rugueux avant la guerre, plus spirituel après. Dans son ouvrage, François Chaslin n’accuse pas, mais pose les questions, esquisse les contours d’une période noire et complexe et tente de saisir un « Corbu » naviguant en eaux troubles. Son jugement reste cependant toujours en suspens dans un style littéraire touffu. « J’ai choisi volontairement ce mode d’écriture, très dense. Je voulais faire apparaître tout un monde de l’architecture française d’avant-guerre et d’après-guerre pour montrer ce bouillonnement de points de vue, de contradictions, d’antipathie, de sensibilités architecturales autour de la figure de Le Corbusier », explique l’auteur. Au sujet de l’architecte lui-même, il pose à deux reprises la question qui fâche : « Mais au fait, Le Corbusier était-il fasciste ? Lui-même ne l’a jamais affirmé, ni proclamé, ni avoué, ni en public, ni en privé. Au contraire. Depuis 1922 ou 1923, il a toujours proclamé que c’était “Architecture et révolution” et, par révolution, il entendait toutes celles qu’allait enfanter le vingtième siècle, perspectives ambiguës, troublantes, vécues par ce partisan de l’ordre à la fois comme un danger et comme une occasion qui pourtant pourrait être favorable à de “grandes choses”. Toujours flatté d’être contacté par l’un ou l’autre bord, fréquentant néanmoins plutôt l’extrême droite, et même nettement, mais jamais encarté sinon dans son groupuscule, son quarteron. »

le syndrome de Vichy
C’est peu dire que Le Corbusier déchaîne les passions, cinquante ans encore après sa mort. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois. De son vivant, déjà, cet homme sûr de son destin ayant le sens de la formule provocatrice savait les déclencher. Pour Jean-Louis Cohen, qui écrit depuis longtemps sur le personnage, « Le Corbusier émerge avec les médias modernes et sait les utiliser. Il use de l’arme du scandale. Quand il fait son Plan Voisin – il dessine en 1923 un immense plan d’urbanisme qui devait s’insérer au cœur de Paris débarrassé de ses édifices anciens –, son objectif est moins de transformer Paris que d’être en première page des journaux. C’est l’aspect prophétique, violent, très rhétorique de son discours qui dérange. »

En 2005, Le Point titrait « Le Corbusier, l’archi nazi », à la suite de l’article de Daniel de Roulet dans le numéro 20 de la revue Tracés intitulé « Voyage à Vichy ». La polémique avait alors enflé. La Suisse s’est même demandé s’il ne fallait pas retirer le portrait du maître de ses billets de dix francs… En 2010, rebelote. Puis en 2012 encore. Et enfin, en 2015. Alors Corbu, fasciste ? Oui, il passe dix-huit mois à Vichy draguant le pouvoir en place. Oui, il vit dans le même immeuble que deux de ses amis clairement à l’extrême droite de l’échiquier politique de l’époque, Pierre Winter et François de Pierrefeu. Mais la réalité, comme souvent, est aussi plus compliquée, plus profonde, que cela. Plus compliqué car la période elle-même ne souffre pas la simplification, les raccourcis scandaleux et l’anachronisme.

Le Corbusier, victime du syndrome de Vichy ? Ces informations ne sont pas inédites. Mais ce sont surtout des chercheurs et des historiens étrangers qui se sont emparés des rapports entre modernité et fascisme comme Robert Mark Antliff (Avant-Garde Fascism: The Mobilization of Myth, Art, and Culture in France, 1900-1939). En France, citons Françoise Bertrand Dorléac, commissaire de l’exposition « L’art en guerre, France, 1938-1947 » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 2012, spécialiste de l’art en France entre 1940 et 1944. Dans le champ architectural, la question des rapports entre architectes et pouvoirs, jusque-là esquissés, appelle encore à un vrai débat historique que souhaitent le Centre Pompidou et la Fondation Le Corbusier lors d’un colloque programmé pour 2016. De son côté, Jean-Louis Cohen prépare un livre sur le sujet dans le prolongement de l’exposition « Architecture en uniforme » présentée en 2012 à la Cité de l’architecture et du patrimoine, qui dessinait un panorama des architectes pris dans la Seconde Guerre mondiale. Mais il faudra du temps pour que le débat apaisé parvienne jusqu’au grand public.

La modernité en procès
En attendant, l’image d’un Corbusier fasciste et antisémite rejaillit inlassablement sur son œuvre. Entre le procès fait à l’homme et celui fait à son travail, il n’y a qu’un pas que franchissent Xavier de Jarcy et Marc Perelman. Pour le premier, « ce n’est pas seulement un personnage qui fréquente des milieux d’extrême droite, qui écrit dans des revues clairement fascisantes, qui a envie de séduire des dictateurs. Le problème vient surtout de ses théories urbaines qui débouchent sur un monde rigide, totalitaire, déterminé dans lequel l’individu disparaît au profit du groupe. Ces idées remettent en cause tout ce que l’on a construit depuis la Révolution : liberté individuelle, libéralisme au sens politique du terme. C’est cela qui est gênant chez lui. » Marc Perelman est plus radical encore. Depuis plusieurs années, l’universitaire s’attache à décrire, parfois violemment, le « totalitaire » Corbusier « qui a entraîné presque l’ensemble du Mouvement moderne dans ce qu’[il] qualifie de courant froid », établissant un lien direct entre les idées de l’architecte et la construction des grands ensembles d’après-guerre et, enfin, avec « les courants architecturaux et urbanistiques les plus radicaux d’aujourd’hui […]. Ainsi la vision terrifiante d’un Rem Koolhaas est-elle dans le prolongement direct des souhaits de Le Corbusier de transformer le monde au moyen d’une architecture unidimensionnelle produisant une ville dominatrice. »

Après le syndrome de Vichy, Le Corbusier, héraut de la modernité, serait donc la victime toute désignée de ce mouvement moderne mal-aimé, souvent haï. Pourquoi tant de haine ? Parce que l’architecture et l’urbanisme touchent la vie des personnes qui y vivent. Elles touchent aussi la politique. La modernité picturale est sans doute moins dérangeante pour la société. Connaître le passé sombre du Corbusier donc, pour François Chaslin, « cela change un peu le regard que l’on peut porter sur ses plans d’urbanisme des années 1920 qui ont fait l’admiration des groupes fascistes ». À travers Le Corbusier, c’est la modernité, radicale, totalitaire au sens originel d’une révolution totale par rapport au passé, une nécessité de tout refonder, qui est instruite en procès. Les architectes ne se contentent plus de dessiner une maison ou un immeuble, ils pensent tout l’environnement d’un projet. Et donc à contrôler la vie des gens, pour les plus anti-Corbu. Totalitaire, donc, cette modernité qui passe en un instant d’une révolution artistique et sociale à une révolution au sens politique que lui donna Hannah Arendt au début des années 1950. Dans une grande confusion historique.

Un héritage à dépasser
Cette vision de héros, grand maître de projets titanesques, chantre du béton, de la voiture et de la vitesse ne passe plus à l’heure de l’écologie. C’est aussi en partie cette image tronquée qui a fait buter par deux fois la candidature des réalisations de Le Corbusier au patrimoine de l’humanité. « Il est plus facile de classer un temple grec qu’une villa moderne », résume Antoine Picon, président de la Fondation Le Corbusier. Jean-Louis Cohen rappelle, lui, qu’il y a des personnes en charge du patrimoine naturel dans le jury de l’Unesco qui goûtent probablement peu l’image malheureusement faussée de Le Corbusier en grand destructeur de l’environnement et des traditions pour imposer une ville nouvelle bétonnée et uniformisée. Toutefois, l’historien expliquait dans le journal suisse Le Temps, en 2012, à propos des idées sur l’urbanisme de l’architecte : « Aujourd’hui, ses généralisations rhétoriques, ses discours sur la clarté de l’organisation urbaine paraissent bien datés. Le Corbusier, qui prônait la séparation des fonctions, a négligé celle, fondamentale, de l’échange. On sait pourtant que les villes se sont constituées autour des marchés ! »

Échanges, fluidité, complexité et écologie forment une nouvelle base de réflexion dans le domaine de l’urbanisme et de l’architecture. Cette pensée, en œuvre depuis cinquante ans dans le travail des architectes Simone et Lucien Kroll, est mise à l’honneur dans une exposition de la Cité de l’architecture et du patrimoine consacrée au couple jusqu’au 14 septembre. Le texte de présentation est d’une clarté absolue quant à cette modernité qui a fait son temps : « [Lucien et Simone Kroll] ne travaillent pas dans l’utopie mais dans le réel, s’affrontant aux pires dérives de la modernité. Ce ne sont pas les monuments qui les intéressent, ni la célébrité qu’apportent des chefs-d’œuvre, toujours narcissiques, mais le tissu des villes, ce terrain où les hommes vivent, se côtoient, se parlent, pleurent, rient, discutent, s’entraident, s’aiment. »

Au moment d’une nouvelle candidature à l’Unesco (dix-sept lieux en font partie, dont le complexe du Capitole de Chandigarh pour la première fois) qui sera étudiée en juin 2016 et d’un projet de musée voulu par la Fondation, certains, comme Antoine Picon, appellent à « accepter la modernité pour ce qu’elle est, un moment dans notre histoire, à la fois artistique, architectural, social. » Bref, à clore son histoire, poser les termes d’un débat apaisé et avoir une lecture complète de l’héritage riche et complexe de Le Corbusier dont on connaît moins par exemple ses réflexions sur les jardins, les matériaux pauvres et un certain dénuement. Comme autant de pistes ouvertes sur l’avenir.  

Une maison restaurée pour le jardinier de la Villa Savoye
À l’occasion des Journées européennes du patrimoine les 19 et 20 septembre, le CMN ouvre la loge du jardinier de la Villa Savoye à Poissy à la visite après sa restauration. Située à l’entrée de la propriété, elle représente sur 35 m² une première expérience corbuséenne de l’unité d’habitation. L’exposition « Des voitures à habiter : automobile et modernisme XXe-XXIe siècles » sera présentée à la villa, du 15 octobre au 20 mars 2016.

Chandigarh, cet automne à la Cité de l’architecture
L’exposition consacrée à Chandigarh à la Cité de l’architecture et du patrimoine interroge la contemporanéité de la ville, dessinée par Le Corbusier et ses associés et inaugurée en 1956. Comment les idées modernes se sont adaptées à la singularité indienne ; comment sa conception attentive à la nature répond-elle aux défis écologiques d’aujourd’hui. Des questions traitées en sept séquences par les trois commissaires, le plasticien Christian Barani et le musicien Bertrand Gauguet.

« Chandigarh, cinquante ans après Le Corbusier »
du 11 novembre 2015 au 14 mars 2016. Cité de l’architecture et du patrimoine. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 19 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h.
Tarifs : 12 et 8 €.
Commissaires : Enrico Chapel, Thierry Mandoul et Rémi Papillault.
www.citechaillot.fr

« Des voitures à habiter : automobile et modernisme 20e-21e siècles »
du 15 octobre 2015 au 20 mars 2016. Villa Savoye à Poissy. Jusqu’au 31 octobre et à partir du 2 janvier : ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 10 h à 17 h. Du 2 novembre au 31 décembre, ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 10 h à 13 h et de 14 h à 17 h
Tarifs : 7,5 et 6 €.
Commissaires : Hervé Yannou, Carine Guimbard, Clotilde Roy.
villa-savoye.monuments-nationaux.fr

« Archipeintre ou Le Corbusier imagier »
jusqu’au 22 septembre. Musée d’art moderne de Belfort. Ouvert du 1er au 30 septembre tous les jours, sauf le mardi, de 9 h à 12 h et de 14 h à 18 h.
Tarifs : 7 et 5 €.
www.musees-franchecomte.com

« Tout est paysage. Une architecture habitée »
jusqu’au 14 septembre. Cité de l’architecture et du patrimoine. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 19 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h. Entrée libre.
Commissaires : Patrice Goulet et Marie-Hélène Contal. www.citechaillot.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°682 du 1 septembre 2015, avec le titre suivant : Le Corbusier, une modernité qui ne passe pas

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