Sarkis - Très d’union

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 25 août 2015 - 1909 mots

En pleine année du centenaire du génocide arménien, le magicien Sarkis représente
à la fois la Turquie et l’Arménie à la Biennale de Venise. Portrait d’un artiste capable d’unir.

Ils sont rares les artistes en renom qui vous invitent à aller visiter un de leurs semblables. Ce jour-là,
il interrompt subitement notre conversation pour nous demander avec une immense délicatesse d’aller voir le travail d’un de ses amis qui lui est cher.
Un peintre. « S’il te plaît, répète-t-il, va le voir. Je vais te donner ses coordonnées. Tu me diras. »
La recommandation est entendue et nous la suivrons. Assis dans un fauteuil façon rococo asiatique, vêtu d’une veste bleue au col droit et d’un pantalon de velours à grosses côtes, Sarkis a le visage détendu, barbe de deux jours, de larges lunettes cerclées sur le nez, et nous dit tout son bonheur d’être enfin de retour à l’atelier après les diverses officialités et obligations de la Biennale de Venise. Sarkis y est présent à double titre : d’une part, il représente la Turquie ; de l’autre, il participe à une exposition de groupe dans le pavillon de la République d’Arménie. Une situation pour le moins étrange pour un artiste turc, d’origine arménienne, par ailleurs installé à Paris depuis près de cinquante ans. « Étrange en effet, dit-il, parce que cela se passe en 2015, l’année du centenaire du génocide arménien. » D’autant plus étrange que, cette année, la fondation privée en charge de la désignation du représentant de la Turquie à Venise – l’IKSV – a décidé d’inverser ses habitudes en nommant un jury pour choisir directement celui-ci, et non un commissaire ayant charge de le faire. En mai 2014, quand il a été informé par téléphone que ce choix s’était porté sur lui, Sarkis, qui s’en étonnait, a aussitôt demandé à la personne qui le lui annonçait si le jury avait bien en tête que ce serait l’année du centenaire du génocide. À cette époque, il préparait une exposition à Montbéliard. Il ne cache pas qu’avant d’accepter, il a traversé une période tourmentée : « Je n’avais aucune référence. Avant moi, qui avait vécu une telle situation ? Absolument personne. C’était vraiment compliqué à mentaliser. » Aux yeux de Sarkis, il y avait juste deux exemples : celui du cinéaste Sergueï Paradjanov qui, à sa sortie de prison, fit un film dans lequel est parlé un mélange de langues géorgienne, arménienne et azerbaïdjanaise, et où la souffrance n’est pas exprimée mais transformée en trésor ; et celui du journaliste Hrant Dink, Arménien d’origine anatolienne, assassiné en 2007 par
un jeune nationaliste turc – Dink avait créé l’hebdomadaire Agos, un journal édité à Istanbul en arménien et en turc, et qui a été l’un des premiers à commencer à parler de l’histoire des Arméniens en créant un langage poétique qui lui était propre. 

Une préoccupation fondamentale : réparer
Sa nomination, Sarkis l’a donc ressentie comme un événement historique. À une journaliste sur Internet, il a confié : « C’est conçu comme une ouverture, qu’une institution comme l’IKSV invite un artiste d’origine arménienne. La situation est tellement nerveuse, sous tension. Je suis sûr qu’il y a des gens pour, mais aussi des gens contre. Mais j’ai accepté de jouer ce rôle difficile. » Difficile, il l’est de fait, mais Sarkis est homme de responsabilité. Ce n’est pas la première fois qu’il en fait la démonstration ; toute sa vie en est une illustration. Pour Venise, il dit tout d’abord n’avoir pas voulu jouer la dramatisation, ni la défensive mais, bien au contraire, une forme de bonne humeur prospective. « Je me suis préparé », insiste-t-il. Comment ? En puisant aussi du côté des références juives parce qu’il y a, selon lui, beaucoup plus d’écritures, de films et d’attitudes créatives. « Plus d’unité aussi, ajoute-t-il, et les juifs ont créé des chefs-d’œuvre comme le film de Claude Lanzmann, Shoah, qui fait sortir la douleur par le biais de la parole. » Pour l’occasion, Sarkis l’a visionné une nouvelle fois – plus de dix heures de projection !

Pour apprécier la situation à la hauteur de l’événement, il faut encore préciser que l’invitation faite à Sarkis est concomitante à l’acquisition par la Turquie, pour une durée de vingt ans, d’un pavillon national au sein de l’Arsenal. « Pavillon de la Turquie et non pavillon turc », précise l’artiste avec force pour bien marquer la différence sémantique. C’est dire si l’enjeu était considérable. Aussi était-il hors de question pour lui « d’utiliser le génocide comme un sujet » et a-t-il préféré « arroser d’amour la terre, repousser tout ce qui relève du négatif », comme il l’a exprimé dans Le Monde en mai dernier. Intitulé Respiro, son projet relève de cette préoccupation fondamentale dont toute son œuvre est porteuse : réparer. Sarkis a horreur des nationalismes. Il se dit ouvert à toutes les formes de cultures et à toutes les formes d’art. Il dit pouvoir volontiers passer du XVIe siècle à la grotte Chauvet, et de celle-ci à aujourd’hui, « et là, c’est Aby Warburg qui m’a aidé », tant il sait la dette due au célèbre historien de l’art, fondateur du concept d’iconologie. Passionné de cinéma, Sarkis s’est aussi appuyé sur l’exemple d’Andreï Tarkovski dont il admire l’œuvre, en particulier le film culte qu’il a consacré au moine russe, peintre d’icônes, Andreï Roublev en 1966. « Toute sa vie, Tarkovski a essayé de remettre en place le chemin de l’histoire qui avait viré de sa bonne trajectoire », dit-il en forme de résumé.

L’importance de la musique
À écouter l’artiste, on peut se demander s’il n’a pas abordé cette invitation à représenter la Turquie sur un mode quasi messianique. « Tu ne peux pas faire autrement. Je sais, le mot est lourd à porter, mais la situation est tellement tirée qu’il y va un peu de cela, et j’assume. » L’artiste dit d’ailleurs avoir fait un travail qui n’est pas complètement normal pour une biennale. Il n’a pas cherché à frapper, comme l’avait fait « merveilleusement » – dit-il – Hans Haacke en défonçant en 1993 le sol du pavillon allemand construit sous les nazis. « Moi, j’ai ouvert l’œuf. Dans cet œuf, il y a toute une vie. Tu ne sais pas depuis quand elle est formée. J’ai cherché à aller le plus loin possible, à ouvrir cet espace pour qu’on puisse librement y puiser. » Respiro se présente ainsi comme un environnement fait de miroirs, de lumière et de sons. Comme un grand voyage entre croyances, philosophies, cultures et époques, avec une trentaine de vitraux suspendus offrant à voir toutes sortes d’images et, aux deux extrémités du pavillon, deux immenses arcs-en-ciel de néons colorés qui palpitent jour et nuit, « comme une métaphore du Big Bang ». Sarkis a pris soin de les faire dialoguer par miroirs interposés, ceux-ci étant installés au mitan de la grande salle rectangulaire du pavillon et recouverts de l’empreinte des doigts d’enfants de Venise et de Turquie selon une pratique chère à l’artiste. De la sorte, il advient tout un monde d’événements plastiques et de jeux de reflets qui ouvrent toujours plus l’espace – et l’enchantent, tout en instruisant quelque chose d’un cosmos.

Le cosmos et l’humain, ce sont là deux données essentielles qui déterminent la démarche de l’artiste et que parachève toujours, de façon plus ou moins explicite, le recours à la musique. Dans l’atelier de Villejuif – une ancienne imprimerie jadis dévolue à la fabrication de cartes pour hôpitaux – où Sarkis s’est installé depuis une quinzaine d’années et où s’entassent toutes sortes d’objets glanés aux quatre vents de ses déplacements – de véritables « trésors de guerre » – qu’il met en jeu par suite dans ses œuvres, la musique est omniprésente. Discrètement diffusée, simplement suggérée ou en attente d’écoute, comme ce coffret de 33 tours sur l’histoire de la musique découvrant la pochette bleue du Clavier bien tempéré de Johann Sebastian Bach et des Sonates pour piano de Joseph Haydn. Pour Venise, Sarkis a travaillé avec Jacopo Baboni-Schilingi, un compositeur d’origine milanaise, élève de Luciano Berio, auquel il a parlé de l’atmosphère qu’il voulait créer et lui
a montré les dessins d’arcs-en-ciel qu’il avait faits. À partir d’eux, le musicien qui connaît bien le plasticien a créé un système de partitions et la musique que l’on entend dans le pavillon est diffusée dans le même temps dans le lobby du building de la Hrant Dink Foundation à Istanbul. « J’ai voulu créer un lieu où les gens puissent s’arrêter, casser le rythme soutenu de la biennale, confie Sarkis. Un lieu comme s’il existait avant même la biennale et qui existera encore après, qui fonctionne en permanence, lumière et son, nuit et jour. J’ai tout mis en place pour que cela existe dès le 24 avril dernier, jour anniversaire du génocide et, depuis, cela n’arrête pas. »

L’art de rassembler pour créer du sens
Par ailleurs invité par Adelina Cüberyan von Fürstenberg à participer à l’exposition de groupe du pavillon de l’Arménie dont elle est la commissaire sur l’île San Lazzaro, Sarkis l’a laissée choisir elle-même les quatre œuvres qu’elle souhaitait exposer. À savoir, deux vitraux, une structure métallique emplie de sérigraphies et un os de mammouth réparé, vieux de plus de 160 000 ans. Autant de témoins de l’activité de l’artiste qui trouvent leur place dans le contexte d’une exposition articulée autour du concept d’arménité. Si les œuvres des artistes réunis dans ce cadre n’échappent pas à faire écho au drame vécu par leurs aînés et que la mémoire de celui-ci constitue le vecteur cardinal de leur démarche, ce n’est jamais de façon ostentatoire. Tout y est distillé sur les modes du subtil et du latent,
de façon parfois cryptée, le plus souvent poétique. Sarkis y est à l’unisson de ses semblables dans cette façon tout à la fois discrète et puissante qui caractérise son travail.  Comme on le retrouvera à la fin du mois à Bruxelles, à la Fondation Boghossian, dans une exposition intitulée « Sarkis avec Paradjanov », inscrite dans le cadre d’Europalia et mise en scène par l’artiste lui-même, orchestrée notamment par Erik Bullot, spécialiste de l’œuvre du cinéaste. Outre le film culte du Russe, Sayat Nova, réalisé en 1969, que Sarkis dit avoir vu trente à quarante fois tant il passe à ses yeux pour un chef-d’œuvre absolu, c’est toute une quantité d’assemblages qu’il a composés qui le fascinent. « Paradjanov a une incroyable liberté de cueillir des images un peu partout et de les ramasser dans un cadre pour faire en sorte qu’il y ait là une vraie conversation qui peut se passer. » De l’art de rassembler, tout simplement, de créer de l’espace et de produire du sens. C’est là l’objectif même de Sarkis le Turc, Arménien d’origine, Vénitien pour une saison. « La plus grande expérience de ma vie, dit-il avec humilité. Je crois que je n’en sortirai jamais. C’est pour cela que j’ai voulu que le travail continue nuit et jour. »

Repères

1938
Naissance à Istanbul en Turquie

1964
Il s’installe à Paris où il remporte le prix de peinture à la Biennale trois ans plus tard

1977
Documenta VI

1980-1990
Directeur du département Art de l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg

2011
Rétrospective « Hôtel Sarkis » au Musée d’art moderne et contemporain de Genève

2015
Présent au Pavillon de la Turquie et au Pavillon de la République d’Arménie à la Biennale d’art de Venise

Vit et travaille à Paris

« Respiro »
Pavillon de la Turquie, Sale d’Armi, Arsenal, 56e Biennale d’art contemporain de Venise, jusqu’au 22 novembre. Ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 10 h à 18 h. Jusqu’à 20 h le vendredi et le samedi jusqu’au 26 septembre. Tarifs: 25 et 22 € (une entrée à l’Arsenal). Commissaire : Defne Ayas.
turkiyepavyonu15.iksv.org

« Armenity, artistes contemporains de la diaspora arménienne »
Pavillon de la République d’Arménie, Ile de San Lazzaro, 56e Biennale d’art contemporain de Venise, jusqu’au 18 octobre. Ouvert tous les jours de 13 h à 17 h 30. Tarifs : 6 et 3 €. Commissaire : Adelina Cüberyan von. Fürstenberg. www.armenity.net

« Sarkis avec Paradjanov »
du 24 septembre au 24 janvier. Fondation Boghossian, Avenue Franklin Roosevelt 67, Bruxelles (Belgique). www.villaempain.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°682 du 1 septembre 2015, avec le titre suivant : Sarkis - Très d’union

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