Entre-nerfs

L’invention du dessin d’enfant

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 25 juin 2015 - 764 mots

Réédité par Hazan, l’ouvrage que consacre Emmanuel Pernoud au dessin d’enfant, sous des dehors modestes, constitue une analyse d’autant plus magistrale qu’elle évite avec grâce tous les écueils d’un domaine scabreux.

Il existe, aux côtés des grandes monographies et des anthologies synoptiques, des livres plus insidieux qui, sans tonitruer, posent des questions et ouvrent des réponses, loin des sillons faciles. Certains éditeurs sont passés maîtres dans l’art de porter ces ouvrages – Macula, Norma, les Presses du réel. D’autres – Gallimard, Flammarion, Actes Sud –, bien qu’ils soient plus robustes, n’ont pas renoncé à agrémenter leur catalogue de ces titres plus discrets, assujettis à une autre économie et réclamant un peu de patience. Le livre d’Emmanuel Pernoud est de ceux-là, de ces opus feutrés que l’office du temps a retenus, tant et si bien que les éditions Hazan – et l’on sait combien leur directeur Jean-François Barrielle, récemment disparu, fut attentif à défendre des livres enchanteurs et indifférents à la loi du chiffre – ont décidé de lui offrir une seconde vie après sa première parution, en 2003.

Réserve
La présente publication s’intègre dans la prestigieuse collection « Essais », réservée aux travaux qui, monographiques ou non, ressortissent grosso modo aux domaines de l’iconologie et de l’esthétique – des ouvrages décisifs d’Aloïs Riegl, d’Erwin Panofsky ou de Daniel Arasse côtoient ainsi le Bonnard de Jean Clair et le Piero de Roberto Longhi. Or, si l’ivresse est garantie, le flacon est assez terne : la collection, en dépit des ouvrages réjouissants qu’elle héberge, se distingue par une ligne graphique assez pauvre – une couverture ivoirine que scandent un titre bicolore et quelques dessins prisonniers de bulles. Modeste (14,2 x 21 cm), le format du livre est conforme au genre de l’essai et autorise un déploiement orthodoxe – dans l’ordre, l’étude à proprement parler, une bibliographie substantielle, un index opportun, puis les tables des illustrations et des matières. Dernières réserves, d’ordre physique, toujours : la présence de locutions en italique se traduit, typographiquement, par l’agrandissement, assez peu heureux, du corps de la police tandis que les illustrations en noir et blanc, intégrées au fil de l’eau, eussent mérité d’être réunies plus élégamment dans un cahier central ou, systématiquement, en pleine page et en fin de chapitre.

Inviolabilité
L’ouvrage est séquencé en neuf chapitres – le premier et le dernier valant pour introduction et conclusion –, intitulés respectivement « Enfance du regard, enfance de l’art », « L’art au pupitre », « La psyché du bonhomme », « Dessiner à vide : le mystère du gribouillage », « Le bonhomme Ubu », « Le modèle enfant », « La vérité y est, sans doute », « L’enfant intérieur : Matisse-Picasso » et, enfin, « Face au cliché ». Multipliant les références et les exemples, Emmanuel Pernoud aborde l’évolution du dessin d’enfant, ou plus exactement du regard porté sur le dessin d’enfant, et ce entre 1900 et 1914, soit, ainsi que le précise le sous-titre, « à l’aube des avant-gardes ». Avec une érudition joyeuse, servie par une langue affûtée, l’historien de l’art analyse le surgissement d’une nouvelle pédagogie désireuse, au seuil du siècle, de révolutionner la méthode d’enseignement du dessin d’enfant et de mettre en valeur un style à part entière que caractérisent l’émancipation mimétique et l’intuition de la ligne. Qu’ils se nomment Gaston Quénioux ou Georges-Henri Luquet, les réformateurs discutent alors, dessins à l’appui, de la nature même de l’activité créatrice des enfants : constitue-t-elle un prélude au monde de l’adulte, avec son « réalisme visuel », ou est-elle absolument autonome et indépendante, peut-être même pure et inviolée ?

Démystification
L’enfant n’est plus un homme en devenir, un adulte embryonnaire. Il évolue désormais dans un royaume singulier qu’il convient de ne pas contraindre ni entacher par des prescriptions malheureuses. Son gribouillage est son univers, son bonhomme est son œuvre. Gauguin plébiscite sa sauvagerie, Jarry et Bonnard s’inspirent de sa sédition, Matisse et Picasso singent sa folle insoumission quand Dubuffet revendique bientôt sa sauvagerie anticulturelle. Car l’enfant n’est pas le simple seigneur de la liberté, il est aussi le prétexte à des récupérations esthétiques et idéologiques en tout genre. Petit homme, il est aussi un grand pantin que l’on manipule à loisir pour défendre des idées relatives, pêle-mêle, au primitivisme, à l’expression ou à la figuration. Indompté et inattendu, il devient, à son corps défendant, un merveilleux alibi, en cette période de tabula rasa et de terra incognita. Fidèle à ses explorations mythologiques, au sens de Barthes, Emmanuel Pernoud, livre ainsi une étude documentée du monde de l’enfance – réformé, renouvelé, fantasmé – et de son immixtion avec la scène artistique. À cet égard, son ouvrage est une prodigieuse tentative de compréhension et, partant, de démystification. Superbe, et nécessaire.

Emmanuel Pernoud, L’Invention du dessin d’enfant en France, à l’aube des avant-gardes, Hazan, 240 p., 43 ill., réédition 2015, 14,50 €.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°681 du 1 juillet 2015, avec le titre suivant : L’invention du dessin d’enfant

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