Anish Kapoor - Versailles à l’envers

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 22 juin 2015 - 1935 mots

Après avoir subjugué le monde entier par son Léviathan au Grand Palais en 2011, l’artiste s’approprie les jardins de Le Nôtre qu’il s’amuse à « déranger ».

Chemise rose enfilée sur un tee-shirt blanc imprimé d’un portrait d’Ai Weiwei sous lequel est frappé le mot « MISSING » (« Porté disparu »), pantalon noir et baskets, lunettes de soleil sur le nez, il s’est enchaîné le bras droit d’une paire de menottes qu’il fait virevolter tout en dansant sur fond de Gangnam Style, la célèbre chanson du Sud-Coréen Psy qui a été vue 840 millions de fois sur You Tube. En s’emparant à son tour en novembre 2012 de ce succès planétaire, Anish Kapoor voulait manifester son soutien à son alter ego asiatique dont la parodie de cette vidéo virale venait d’être interdite en Chine. À cette fin, le Britannique d’origine indienne avait convoqué à son atelier quelque deux cent cinquante amis du monde de l’art, parmi lesquels Mark Wallinger, Bob et Roberta Smith, Tom Phillips, ainsi qu’Alison Myners, membre du conseil d’administration de l’Institute of Contemporary Arts, et le critique d’art du Guardian, Adrian Searle. Kapoor en tête, la vidéo que l’on peut voir sur You Tube les montre tous déchaînés, n’arrêtant pas de gesticuler à grand renfort de coups de rein et de gestes des bras et des mains. Tantôt affublés d’un masque à l’effigie d’Ai Weiwei, tantôt pointant parfois leur majeur en signe de rébellion – un geste cher à certaines photographies du Chinois –, ils protestent contre le manque de liberté d’expression en Chine. Anish Kapoor s’en explique à l’AFP : « Oui, c’est totalement ridicule ! Mais quel est le paradigme de l’artiste ? L’artiste fait des choses idiotes avec des intentions très sérieuses. » Et le sculpteur d’exhiber une pancarte sur laquelle on peut lire : « End repression. Allow expression » (« La fin de la répression, permet la liberté d’expression »).

Engagement politique
Ceux qui connaissent l’auteur de ces disques miroirs aux reflets perturbants, ceux qui ont fait l’expérience sensorielle d’entrer dans son Léviathan lors de sa prestation au Grand Palais, pour Monumenta en 2011, ou ceux, plus âgés, qui l’ont découvert dans les années 1980 avec ses petites sculptures minimalistes recouvertes de pigments colorés, ne manqueront sans doute pas d’être surpris d’apprendre qu’Anish Kapoor est aussi quelqu’un d’engagé. « Que croyez-vous que soit un artiste ?, disait Picasso à qui voulait l’entendre. Un imbécile qui n’a que des yeux s’il est peintre, des oreilles s’il est musicien, ou une lyre à tous les étages du cœur s’il est poète, ou même s’il est boxeur, seulement des muscles ? Bien au contraire, il est en même temps un être politique, constamment en éveil devant les déchirants, ardents ou doux événements du monde, se façonnant de toutes pièces à son image. » La définition de l’Espagnol colle parfaitement à la peau de l’Indien. Il suffit pour le vérifier d’aller lui rendre visite à Londres dans ses ateliers et d’y voir, collée sur la première porte à laquelle on sonne, une affiche en noir et blanc parfaitement explicite. On peut y lire en surtitre : « Socialist Worker » (« Travailleur socialiste »), en titre : « Stand up to/Islamophobia » (Debout contre l’islamophobie »), enfin sur fond de rectangle gris : « Don’t let the/racists divide us/Immigrands are/welcome here » (« Ne laissez pas les racistes nous diviser, les immigrants sont les bienvenus ici »). Bref, tout un programme qui, ajouté au visionnage de la vidéo, donne le ton de ce que peut être d’aller à la rencontre de l’artiste.

Il est justement là, le teint naturellement hâlé, le front dégarni, le cheveu grisonnant, pantalon clair, chemise noire sous une veste d’un bleu marine chaleureux, le sourire bonhomme et convivial. Son col légèrement relevé, des lunettes cerclées d’écaille sur le nez, la barbe d’un jour, tasse de café à la main, Anish Kapoor s’apprête à raconter aux journalistes qui sont venus le voir comment il a conçu son exposition à Versailles puisqu’il en est l’hôte cette année. L’atelier dans lequel il les reçoit compte parmi tout un ensemble d’espaces conjoints qui se développent tout le long d’une petite rue au sud de Londres, dans le quartier de Camberwell. Tout du long de leur visite, le sculpteur les invitera ainsi à passer de l’un à l’autre à la découverte des différents travaux en cours. Pour l’heure, il les accueille dans l’atelier le plus important, celui aussi qui s’offre à voir comme une sorte de showroom où le sculpteur présente soit les projets en cours sous forme de maquettes, soit y expose différentes pièces pour mieux les regarder hors contexte de fabrication.

Déranger la perfection des jardins à la française
S’agissant de Versailles et parlant en présence de Catherine Pégard, la directrice du château, et de Kamel Mennour, son galeriste parisien, tous deux venus spécialement ce jour, Kapoor pose simplement les grandes lignes de ce que sera son exposition. À savoir qu’il n’y aura d’œuvre exposée qu’à l’extérieur du château, excepté une installation dans la salle du Jeu de paume, et que la question qu’il s’est posée sitôt qu’il est venu sur place pour réfléchir à ce qu’il pouvait bien y faire était la suivante : « Si on met le désordre, qu’est-ce qui se passe ? » L’artiste ne cache pas que ce qui l’intrigue à Versailles est cette perfection voulue par Le Nôtre dans la façon dont il avait pensé le jardin, ajoutée à la rigueur de l’architecture et ce soin contemporain d’une pensée patrimoniale à vouloir absolument conserver le site en son état originel. Le Britannique voudrait-il y transplanter la Révolution, il ne le dirait pas autrement. Mais voilà, il est invité au château pour y présenter son travail et non pour y faire éclater une « bombe ». Quoique… À l’écouter raconter son projet, on peut se demander s’il n’a pas trouvé une sorte de dérive pour bien faire valoir son ressenti, celui d’une vision en totale opposition à celle du grand jardinier, en créant ici et là toutes sortes de tensions extrêmes pour renverser l’ordre établi : « Tout ce que je fais, c’est de mettre les choses à l’envers », dit-il tout en se tournant tout sourire vers la directrice de l’établissement. Si c’est elle qui lui a proposé de s’installer à Versailles, c’est Alfred Pacquement à qui a été demandé le commissariat. Après avoir assuré successivement ceux de Giuseppe Penone en 2013 et de Lee Ufan en 2014, l’ancien directeur à la retraite du Musée national d’art moderne est rôdé à la tâche. Catherine Pégard n’a rien à craindre, jardins et château ont toujours été restitués dans l’état où les artistes les avaient trouvés.
Il n’en reste pas moins qu’à découvrir les maquettes des pièces les plus monumentales que Kapoor a imaginées, on peut s’interroger si, en effet, son intention n’est pas de tout chambouler. Celle qu’il a prévue notamment pour le célèbre « tapis vert », qui s’étire au cordeau de haut en bas depuis le parterre de Latone jusqu’au bassin d’Apollon, offre à voir un improbable chaos de gigantesques formes sexuées pour partie recouvert d’un monceau de terre et de gravats. Plus loin, un impressionnant tambour d’eau, mû par une machine miraculeuse, a été transformé en un immense rotatif aux allures d’implacable vortex, faisant la pige à la silencieuse platitude du plan d’eau du Grand Canal voisin. Sur le côté, dans le superbe bosquet de l’Étoile, Anish Kapoor n’a pu que céder à la magie du lieu et la construction cubique de sept mètres de côté qu’il y a imaginée reprend l’idée d’un espace expérimental à pénétrer, traversé par d’étranges boyaux tissés. En revanche, où l’artiste reprend le flambeau de la Révolution, c’est dans la salle du Jeu de paume qu’il double sur un angle d’une imposante structure à l’intérieur de laquelle un canon symbolique y a projeté une masse organique rouge sang qui s’y est écrasée. Kapoor avait prévenu : il ne sait que mettre les choses en désordre.

Le rouge, on le sait, est l’une des couleurs favorites de l’artiste. Au Grand Palais, son Léviathan s’offrait à voir comme un organe monumental dans lequel on se mouvait agissant à la façon d’un endoscope à l’intérieur du corps. Cette relation au-dedans, tant à la chair qu’à la peau, est récurrente dans tout le travail d’Anish Kapoor. « Après Freud et la psychanalyse s’est imposée une nouvelle idée de l’art, celle d’une quête vers l’intérieur. C’est l’espace même de l’art moderne, on ne peut l’éviter. Aussi on ne peut s’éviter soi-même. » Question d’introspection : toutes les œuvres du sculpteur sont une invitation à un retournement, non sur le mode d’une régression, mais bien au contraire sur celui de la découverte d’une part enfouie au plus profond de nous-mêmes. C’est pourquoi il peut dire qu’il est un artiste de la « noirceur », du « sombre » – des mots qu’il affectionne et qui reviennent souvent dans sa bouche – et qu’à Versailles, comme ailleurs, « ce n’est pas de placer un bel objet qui m’intéresse », mais bel et bien de remuer le site en ses entrailles.

Un insoutenable spectacle de tripes sanguinolentes
Cette façon-là, la visite de ses autres ateliers en est une autre illustration. Dans l’un d’eux, on y voit des hommes vêtus de combinaisons blanches, masques sur le visage, en train d’effectuer différentes opérations, entre laboratoire de transmutation de la matière et cabines aseptisées de science-fiction. Il en résulte la fabrication de paraboles réfléchissantes dans lesquelles l’artiste nous saisit au piège de tout un jeu de mises en abyme pour mieux aller voir sinon derrière le miroir du moins en son for intérieur. Ailleurs, Kapoor nous entraîne visuellement au cœur de topos en forme de cavernes monstrueuses dont les parois de résine sont engluées d’éclats terreux et qui jouent d’effractions, de noires béances et d’inquiétants diverticules. Il y va matériellement de sculptures écorchées aux antipodes des précédentes, si lisses et si parfaites, mais dont la force d’attraction est égale. Vision duelle et inverse entre l’aspect extérieur d’une huître et le brillant précieux d’une perle. Anish Kapoor se plaît à jouer de ces oppositions, comme on pouvait encore le découvrir dans son quatrième, cinquième ou sixième atelier, on ne compte plus ! Âmes sensibles, s’abstenir. Tout y est à première vue d’un insoutenable spectacle de tripes sanguinolentes. Ce sont en vérité de monumentaux tableaux où se mêlent tissus, boyaux synthétiques et peinture rouge. Si l’on pense aussitôt Bœuf écorché, Rembrandt et Soutine, leur format déborde notre regard et nous envahit. Ce sont de vraies façades organiques, comme l’intérieur d’une chair retournée, mis à vif. Alors revient en mémoire l’étonnant tableau de son compatriote Francis Bacon intitulé Peinture, daté 1946, « qui fait penser à l’intérieur d’une boucherie » et « m’est venu comme par accident », disait le peintre. L’art de Kapoor relève d’un pareil empirisme. Tout est affaire d’intuition chez lui ; c’est pourquoi il dit vouloir « faire sans cesse des expériences » et les livrer au regard de l’autre pour en apprécier l’impact. Sous le couvert d’un homme discret et quelque peu rêveur, Anish Kapoor est un être sensible qui tient à partager la façon dont il éprouve le monde.

Repères

1954
Naissance à Bombay, en Inde

1973
Installation à Londres, après avoir voyagé en Inde et en Israël

1991
Lauréat du Prix Turner

2003
La sculpture monumentale Marsyas est présentée au Turbine Hall de la Tate Modern à Londres

2011
Monumenta Léviathan dans la nef du Grand Palais à Paris

2012
Orbit Tower sur le site des Jeux Olympiques de Londres

Il vit et travaille à Londres

« Anish Kapoor Versailles »

jusqu’au 1er novembre. Dans les jardins du Château de Versailles et salle du Jeu de Paume, Versailles (78). Jeu de Paume : ouvert du mardi au dimanche de 14 h à 18 h. Les jardins : ouverts tous les jours de 8 h à 20 h 30. Les deux lieux : entrée gratuite, sauf dans les jardins du Château les jours des Grandes Eaux musicales et les jardins musicaux. Commissaire : Alfred Pacquement. www.chateauversailles-spectacles.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°681 du 1 juillet 2015, avec le titre suivant : Anish Kapoor - Versailles à l’envers

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