La juste réhabilitation de l’artiste africain

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · L'ŒIL

Le 12 mai 2015 - 1733 mots

Longtemps confiné dans un anonymat injurieux, l’artiste traditionnel africain sort enfin du purgatoire de l’oubli et cohabite désormais avec les créateurs contemporains sur les cimaises des musées. Il était temps…

C'est un bien étrange face-à-face auquel on pouvait assister au Musée du quai Branly, ce mois d’avril dernier. Artiste contemporain célébré dans les biennales internationales (dont celle de Venise, en 2013), le sculpteur ivoirien Jems Robert Koko Bi déambulait au beau milieu des masques et des statues taillés dans le bois par ses parèdres il y a plus d’un demi-siècle… Formé à l’Institut national des arts et de l’action culturelle d’Abidjan (l’Insaac) puis, grâce à une bourse d’études, à l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf, le plasticien reconnaissable à sa longue et fine barbiche (symbole du lien qui le rattache de façon irréductible à ses racines) ne cachait pas sa fierté et son émotion de voir ses œuvres dialoguer avec celles de ses ancêtres. L’itinéraire de ce plasticien, né en 1960 au sud du pays gouro, ne fut pourtant pas des plus simples. N’est-il pas allé jusqu’à quérir auprès des anciens de son village la permission de devenir artiste ? Issu d’une famille d’agriculteurs, il lui était, en effet, impensable d’accomplir son rêve : toucher le bois demeurait un privilège réservé à la caste des sculpteurs. À écouter la parole pudique et mesurée de Jems Robert Koko Bi, l’on mesure soudain combien la création africaine a longtemps été corsetée par les diktats et entachée de tabous. Loin d’être gratuit, encore moins profane, l’acte de sculpter dans le bois une effigie d’ancêtre ou un masque censé incarner un esprit restait affaire sérieuse. Ne s’agissait-il pas, ni plus ni moins, de donner forme au rituel et au sacré ?

Au XXe siècle, la naissance des « maîtres »
On aurait tort, cependant, de résumer l’art traditionnel africain à sa seule dimension religieuse et, davantage encore, de noyer dans un anonymat collectif les auteurs des chefs-d’œuvre qui ornent désormais nos musées. À la lumière des toutes dernières recherches de terrain, une poignée d’ethnologues tentent désormais de dissiper ce malentendu : loin d’être un personnage relégué tout en bas de l’échelle sociale, l’artiste africain jouissait d’une réputation et d’un prestige qui rayonnaient bien au-delà de son village. Mieux : sa communauté acceptait même parfois de prendre en charge une part de son travail, afin de lui accorder le temps nécessaire au développement de son activité créatrice. On est bien loin, semble-t-il, du cliché colporté pendant des décennies par des générations d’ethnologues trop englués dans leurs préjugés pour collecter les noms de ceux qu’ils tenaient pour de simples artisans…

Il a donc fallu attendre les travaux précurseurs du Belge Frans Olbrechts pour identifier, dès 1938, la « patte » d’un grand sculpteur baptisé « le maître de Buli », du nom du village luba (actuelle République démocratique du Congo) où il produisit au tout début du XXe siècle ses œuvres. Dans le sillage de ces recherches, William Fagg, alors conservateur au British Museum, a souligné l’individualité créatrice des artistes en pays yoruba (Nigeria) : le savant britannique est allé jusqu’à identifier des styles et des sous-styles, ainsi que la présence de « signatures » transcrites sous une autre forme qu’une écriture alphabétique. Le sculpteur Olowe avait ainsi coutume de « signer » son œuvre par un motif rectangulaire ; les sculptures d’Ayo se reconnaissaient à un petit triangle incisé sur la face inférieure de la base… Enfin, présentée au Musée du quai Branly en 2011, la magistrale exposition consacrée à la statuaire dogon mettait enfin en lumière une myriade d’individualités artistiques : un œil averti peut désormais discerner la griffe du « maître Ogoli », le style du « maître des yeux obliques ». Et si l’on ne connaît pas toujours précisément leur nom, ces « fantômes » d’artistes sont néanmoins parvenus à une certaine forme de reconnaissance, de postérité…

Le défi : rendre tangible le travail de création des sculpteurs
Avec l’exposition consacrée aux « maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire », un pas supplémentaire semble encore franchi. « Ceci n’est pas une énième exposition d’œuvres d’art africain élaborée à partir de différentes collections existantes, ceci est un défi », explique ainsi Eberhard Fischer, l’un des commissaires qui fut, de 1973 à 1998, le directeur du Museum Rietberg de Zurich. « En partant de pièces choisies dans des musées européens, américains et africains et dans des collections privées, Lorenz Homberger et moi-même tentons de rendre visible le travail de création de ceux-là mêmes qui, pour la plupart, sont inconnus à ce jour. Nous voulons induire ainsi un nouveau regard sur l’art africain, rendre hommage aux extraordinaires réalisations plastiques de ces sculpteurs d’un passé pas si lointain. Enfin, nous voulons susciter à leur égard la reconnaissance qu’ils méritent », conclut ainsi l’ethnologue dont les travaux sur les artistes et les artisans Dan font toujours référence. Et reconnaissons que le résultat obtenu comble les attentes ! Au fil des quelque trois cents chefs-d’œuvre rassemblés le temps éphémère de cette exposition, le visiteur embrasse alors l’extraordinaire génie inventif des sculpteurs traditionnels de Côte d’Ivoire dont les noms – lorsque cela est possible – sont enfin mentionnés ! Transcendant le carcan des rituels et les exigences drastiques des commanditaires, certains d’entre eux réussissaient à déployer la marque de leur style, savaient imprimer leur sensibilité, distiller leur imagination. Ainsi, parmi les artistes Dan, comment ne pas être subjugué par la douceur du modelé des masques de Tame « le voyageur » (vers 1900-1965), par la vigueur expressionniste des œuvres de Dyeponyo (vers 1880-1930) ? Notre préférence va néanmoins aux créations du grand Sra (vers 1880-1955), qui sont d’une intériorité et d’une grâce absolues. Parmi ses chefs-d’œuvre, figure ainsi cette mère portant fièrement son enfant dans le dos, représentée dans tout l’éclat de sa jeunesse. Montrée à Paris lors de l’exposition coloniale de 1931, elle séduisit tant les amateurs d’« art nègre » qu’elle devint une icône de l’art africain ! On en ignorait pourtant superbement le nom de son auteur…

Chez les peuples des Lagunes, les sculpteurs étaient, quant à eux, tenus pour des êtres à part, visités par ce don divin qu’est l’inspiration. Autrefois reconnus au sein de leur communauté, ces artistes (parmi lesquels, fait rare, figuraient même des femmes !) ont hélas perdu leur identité au fil des décennies. C’est donc sous des appellations faisant référence à leur style que les historiens de l’art les ont immortalisés. « Maître des mains géantes », « maître des volumes arrondis », « maître des jolis seins », « maître des ombrelles » sont quelques-uns de ces charmants sobriquets. Bien plus arbitraires, voire fallacieux, apparaissent les surnoms dont l’historien de l’art belge Bernard De Grunne a affublé les anciens maîtres Baoulé. L’identité perdue de l’artiste est désormais absorbée par le nom du collectionneur ou du marchand qui, le premier, collecta ou acquit ses œuvres ! Sous le vocable « maître de Kamer » (en référence au célèbre galeriste Henri Kamer, le premier mari d’Hélène Leloup), se cache ainsi l’auteur de ce masque aux yeux clos surmonté de trois têtes d’oiseau, l’une des pièces iconiques de l’art africain. Le nom arbitraire de « maître Ascher » renvoie, là encore, à celui d’un marchand, Ernst Ascher. Une façon à peine déguisée de faire flamber les cotes ? Bernard De Grunne a ainsi attribué à ce « mystérieux » artiste une douzaine de sculptures, dont cette figure masculine au chignon délicatement ciselé et à la patine rouge ensorcelante.

Rendons grâce cependant aux marchands car leurs « appétits » gourmands ont parfois sauvé des chefs-d’œuvre promis à la destruction ! L’exposition du Quai Branly réunit ainsi de façon exceptionnelle les magnifiques sculptures du bois sacré de Lataha menacées, au tout début des années 1950, par les ardeurs iconoclastes d’un mouvement religieux vaguement inspiré de l’islam : le culte de Massa. Attribuées désormais à deux auteurs distincts, et non à un seul maître, ces « sentinelles » de bois (qui accompagnaient autrefois les cérémonies initiatiques du Poro) ont désormais gagné la pénombre ouatée des plus grandes collections privées.

En attendant le Vasari du continent noir
Mais c’est peut-être au cœur des objets les plus « modestes » que palpite encore le génie libre et inventif des plus grands maîtres de Côte d’Ivoire. Celui que les ethnologues ont baptisé le « maître de Baouflé » (du nom de la ville, au sud du pays gouro, dont il serait originaire) nous a ainsi légué des étriers de poulies de métier à tisser qui furent prétexte à d’admirables variations sur la beauté féminine. Avec leur front bombé et leur petit nez retroussé, ces exquises miniatures ont fait tourner la tête à bien des collectionneurs dès les années 1920. Ne portaient-elles pas en elles toutes les séductions de l’Art déco ? Elles attestent aussi combien le sculpteur traditionnel pouvait tourner le dos au religieux et laisser libre cours à son imagination. « Faire de l’art pour l’art », en quelque sorte…
Autres temps, autres mœurs. Désormais, le collectionneur d’art tribal préfère le dépouillement, la sévérité, l’épure. Soit un langage minimaliste porté à son degré de perfection par ces effigies d’ancêtres attribuées au « maître du style de Tinkhiero ». Faut-il deviner en elles l’influence de Karinthé Kambiré, l’un des plus grands maîtres Lobi ? Sans doute cette exposition poussera-t-elle les collectionneurs et les galeristes à succomber à cette fièvre dangereuse qu’est « l’attributionnite aiguë » ! Espérons qu’elle permettra surtout de reconsidérer avec d’autres yeux les sculpteurs traditionnels, dont les œuvres ont fécondé, à bien des égards, l’imaginaire des artistes contemporains. Du Béninois Romuald Hazoumé (dont les masques-bidons offrent un troublant écho aux masques tribaux) au Français Bertrand Lavier (qui a revisité avec une ironie décapante leur répertoire), nombreux sont les hommages, plus ou moins « inspirés ».

Juste retour des choses : les artistes africains ont investi à leur tour les ressources innombrables de la peinture occidentale qu’ils ont revivifiée. La Fondation Cartier exposera ainsi cet été la fine fleur des peintres congolais, depuis les pionniers des années 1920 tel Albert Lubaki au caustique Chéri Samba, en passant par Mode Muntu dont les graffitis filandreux évoquent irrésistiblement ceux de Keith Haring. Seul petit bémol : ce sont encore des Occidentaux, aussi talentueux et bienveillants soient-ils, qui collectionnent et mettent en scène cette histoire de l’art africain. À quand un « Vasari du continent noir » ? On se prend à rêver…

« Les maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire »

Jusqu’au 26 juillet 2015. Musée du quai Branly, galerie Jardin. www.quaibranly.fr

« Beauté Congo, Congo Kitoko 1925-2015 »
Du 11 juillet au 15 novembre 2015. Fondation Cartier, commissaire général : André Magnin. www.fondation.cartier.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°680 du 1 juin 2015, avec le titre suivant : La juste réhabilitation de l’artiste africain

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