Architecture

La villa Cavrois, de retour de l’enfer

Par Vincent Noce · L'ŒIL

Le 12 mai 2015 - 1750 mots

La villa construite dans le Nord par Robert Mallet-Stevens pour l’entrepreneur Paul Cavrois revient de loin. Celle qui devait faire entrer la demeure française dans la modernité a été dépouillée de son mobilier avant d’être abandonnée… Elle renaît aujourd’hui.

Siegfried Giedion, un critique d’architecture qui eut une grande influence au siècle passé, préférait Le Corbusier à Robert Mallet-Stevens, qu’il tenait pour « l’élégant du mouvement » moderniste – ce n’était pas un compliment. Le chef-d’œuvre de Mallet-Stevens, la villa Cavrois à Croix, près de Lille, que le Centre des monuments nationaux (CMN) restitue aujourd’hui au public, lui donne raison. Paul-Hervé Parsy, l’administrateur qui a porté cette restauration considérable, le répète à l’envi : « Mallet-Stevens a eu carte blanche, jusque dans le moindre détail », lui permettant de signer un « véritable manifeste du modernisme ». Aucune restauration de cette ampleur n’a jamais été conduite sur un bâtiment du XXe siècle, inimaginable aujourd’hui. L’État a déboursé 23 millions d’euros en quinze ans. « Cela aurait coûté moins cher de la raser et de la reconstruire », s’emportait Pierre Mauroy, patron de la communauté urbaine de Lille, qui refusa de sauver le domaine en 1991. Car la villa revient de l’enfer, elle a été vidée, démantelée et saccagée jusqu’à devenir une ruine – dont témoigne une pièce laissée en l’état.

Une demeure pour une famille nombreuse
Cette histoire trouve son origine dans la rencontre dans les années 1920 de Mallet-Stevens (1886-1945) et Paul Cavrois (1890-1965), héritier d’une filature de Roubaix. Si l’architecte a voulu la destruction de ses archives après sa mort, on peut néanmoins supputer, à l’instar de Jean-Luc Paillé, que Paul Cavrois « a dû être séduit par l’élégance de son interlocuteur parisien ». Le jeune homme de bonne famille prend néanmoins le risque de s’opposer à la grande bourgeoisie du Nord. Défenseur constant de la villa, et auteur d’un ouvrage de référence, Richard Klein parle ainsi d’un « rejet » ayant conduit à l’« isolement culturel renforcé du propriétaire et de la propriété ». Les photographies illustrent l’allure de « Rob » Mallet-Stevens, dont le profil d’aigle semble répondre au sobre raffinement de ses décors. Quand il rencontre Paul et Lucie Cavrois, il est l’un des rares jeunes à pouvoir rivaliser avec Le Corbusier. Le couple a dû voir son curieux « jardin » mitoyen du pavillon des textiles du Nord à l’exposition des Arts décoratifs de 1925, dont les arbres cubistes en béton firent leur effet. On peut cependant se demander s’ils ont suffi à convaincre Cavrois de décommander Jacques Gréber, qui lui avait préparé un dessin après avoir réalisé une maison dans le voisinage pour son beau-frère. Plus plausible serait le lien de Lucie Cavrois avec une cousine, une fille Prouvost qui passe au même moment commande à l’architecte parisien d’une maison à Ville-d’Avray.

Mallet-Stevens est au faîte de sa carrière. S’étant fait remarquer au Salon d’automne avec une maquette d’aéro-club, il a édifié à Hyères la villa des Noailles. Il a conçu une maison pour le couturier Paul Poiret dans les Yvelines. Dans la même décennie, il réalise les décors d’une vingtaine de films, dont L’Inhumaine de Marcel Lherbier, et devient professeur à l’École de Lille, avant de fonder l’Union des artistes modernes (UAM). Dans un rare document de L’Architecture d’aujourd’hui, l’auteur a résumé – sans même le signer – le propos de cette « villa de Mr. C. ». Il y revendique la fonctionnalité de l’esprit moderne : « Demeure pour une famille nombreuse… air, lumière, travail, sports, hygiène, confort, économie… grandes baies au midi pouvant s’ouvrir largement. Grandes surfaces vitrées donnant le maximum de clarté. Éclairage indirect puissant pour la nuit. Bureau, salles d’étude permettant de travailler dans le calme. Salle de jeux, grande piscine extérieure…
Nombreuses salles de bains, surfaces lavables, nettoyage par le vide, ventilation de tous les locaux suivant une hygiène complète. Téléphone, heure électrique, T.S.F., chauffage central avec thermostat, ascenseur, procurent un confort agréable…
»

Ses détracteurs avaient raison : l’esthétique de la ligne et du matériau habille ce discours de la raison pure. Les influences viennoises y sont manifestes. Le fils aîné de Paul Cavrois se souvient que, en 1929, Mallet-Stevens les emmena à Bruxelles voir le palais construit par Josef Hoffmann pour le financier Adolphe Stoclet, qui se trouvait être son oncle. Mallet-Stevens reprit ce credo d’une alliance de l’esthétique et de la technique à l’origine des Wiener Werkstätte, ces ateliers d’arts décoratifs fondés à Vienne par Hoffmann dans le sillage de la Sécession. Mais une Sécession dépouillée de son exubérance décorative par la sévérité d’un Adolf Loos. Le voyage s’est prolongé à Hilversum, aux Pays-Bas, où Willem Marinus Dudok s’efforçait alors de traduire Frank Lloyd Wright dans la brique creuse. C’est ce matériau du Nord, dans les tons jaunes, que Mallet-Stevens choisit pour habiller sa structure de béton, s’attirant cette remarque du critique américain Howard Robertson : « Une liqueur hollandaise dans une bouteille très gauloise », faisant écho à la revendication de Mallet-Stevens, qui entend placer la « demeure française » à l’heure moderne. Ce palais se pose à l’avant-scène de la technologie, ce qui en fait une sorte de petit Versailles revu par le beau-frère de M. Hulot. L’architecte, lui-même amateur de coupés, organise l’entrée pour les voitures, qui peuvent faire demi-tour autour d’un cercle, dont le cœur en gazon sert d’aire de jeux pour les enfants. De la cuisine, ils peuvent être surveillés.

Tombée à l’abandon, la résidence est classée en 1990
La ligne est l’impératif catégorique des quatre hectares, autour de la villa rectangulaire de 60 m de long. Le parc forme un triangle d’allées, autour d’un canal, évoquant les dessins d’André Le Nôtre. Mais Paul-Hervé Parsy, rappelant que l’intéressé, passionné d’aviation, fit la guerre dans l’armée de l’air belge, pense plutôt à une piste d’atterrissage, dominée par la tour de contrôle, où est logé le bureau du maître des lieux, avec vue lointaine sur son usine. D’autres échos plus baroques, du côté de Louis XIV, peuvent être trouvés comme ce jeu de surprises, les détails se révélant à mesure de l’avancée du visiteur. Ainsi la porte d’entrée vitrée n’est qu’un faux-semblant : l’arrivant ne peut rien voir du domaine, ni même de l’intérieur. Il ne peut imaginer l’immense salon, sur toute la hauteur de la villa, avec en contrebas le coin cheminée aux marbres de feu. De même, quand il reviendra du fond de parc, il ne découvrira la piscine qu’au dernier instant. De la terrasse, l’escalier conduisant les enfants vers le jardin est invisible. À cette époque, ceux-ci sont élevés par une gouvernante et les filles n’ont pas le statut des fils. Tous les espaces sont structurés par cette vie bourgeoise ordonnée. Paul-Hervé Parsy décrit la terrasse comme « une scène de théâtre, prête à accueillir le roman familial ». Dans la salle de jeux, une estrade sert aussi aux saynètes – les normes d’accès pour handicapés ont absurdement fermé cette pièce à la visite, sous prétexte que la mezzanine comptait un escalier, de même qu’elles ont empêché la remise en service de l’ascenseur de Prouvé. Mallet-Stevens ne se doute pas qu’il installe ainsi une tragédie familiale qui va emporter son œuvre.

Le chantier, de 1930 à 1932, est l’œuvre d’un maniaque. Les maçons sont priés de jointer au millimètre près les briques tout autour de la maison, sur 200 mètres de long. L’exactitude verticale de la fente de chaque vis est vérifiée. Mallet-Stevens fait appel aux meilleurs fabricants, dessinant tout le mobilier, sauf les sanitaires. L’ensemble évoque un paquebot bordé de garde-corps blancs. L’intérieur est revêtu de marbres et de bois exotiques, découpé de grandes baies vitrées et de fenêtres à guillotine découvertes chez Frank Lloyd Wright. Les réseaux sont encastrés dans les murs lisses, ce qui entraîne un défaut de structure, les gaines métalliques s’oxydant dans les parois avec l’abandon de la maison. Elle ne compte aucune gouttière, si bien que les évacuations bouchées entraîneront des infiltrations d’eau. La couleur fait doucement son apparition dans les chambres, sauf celle d’un fils, en hommage aux géométries bleues et rouges du Stijl hollandais (l’architecte connaissait Theo van Doesburg, qu’il avait invité à travailler chez les Noailles). Salles d’eau et cuisines sont d’un blanc immaculé. Au sous-sol, le chauffage, la buanderie, qui s’apparentent à la machinerie d’un paquebot, côtoient l’ascenseur, dessiné par le jeune Jean Prouvé.

La nudité des décors, aggravée dans cette reconstitution par la disparition des moquettes, des tapis et de l’essentiel du mobilier, accentue une atmosphère glaciale. Seules concessions à la ligne droite, les luminaires en creux renvoient une lumière indirecte. Dans chaque pièce est encastrée une horloge noir et blanc, sauf dans le salon, où il serait de mauvais ton de rappeler l’heure aux invités. Des haut-parleurs sont percés dans les cloisons pour moduler la musique des premiers postes. Paul Cavrois fera vite obturer la mezzanine parce qu’il craint que le personnel n’écoute les conversations et trouve que les enfants font trop de bruit. Ceux-ci prendront leur revanche dès la disparition de Lucie Cavrois, en 1985. La maison est cédée à Jean-Pierre Willot, un des frères impliqués dans le désastre du groupe Boussac, qui veut la détruire et lotir le terrain. La résidence à l’abandon est classée d’office en 1990, sous pression d’une association de sauvegarde. En 2001, l’État réussit à la racheter avec la plus grande partie du parc pour 1,2 million d’euros, le double de ce que le promoteur avait payé.
Le mobilier a été mis à l’encan à Monaco – c’était il y a trente ans, et encore aujourd’hui l’État a été incapable de promulguer la possibilité de classer un mobilier à demeure. La vente de Sotheby’s est un échec. Ces meubles n’intéressent personne. Le catalogue attribue à Mallet-Stevens des meubles des années 1950 de Pierre Barbe. « Seuls 13 des 42 lots sont vendus », note Richard Klein, le reste partant chez des marchands. L’État parviendra à en récupérer certains, dont une commode en sycomore payée 240 000 euros (à Monaco, il aurait pu l’avoir pour 40 000). Aujourd’hui, en grande partie reconstituée à l’identique, une rareté en France, un hommage est rendu à cette architecture dont l’élégance transcende fort heureusement le règne de la raison. 

Robert Mallet-Stevens

1886
Naissance à Paris

1906-1910
École spéciale d’architecture

1921-1923
Début de la construction de la villa Paul Poiret (Yvelines)

1929
Fondateur et président de l’Union des artistes modernes

1929-1932
Construction de la Villa Cavrois à Croix

1937
Construction de cinq pavillons à l’Exposition internationale des arts et des techniques

1945
Décès de l’architecte à Paris

Villa Cavrois

Ouverture le 13 juin. 60, avenue John-Fitzgerald-Kennedy à Croix (59). Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 10 h 30 à 17 h 30 de novembre à mai et de 10 h 30 à 18 h 30 de juin à octobre.
Tarifs : 7,5 et 6 €.
www.roubaixtourisme.com et villa-cavrois.monuments-nationaux.fr

Légende photo
Robert Mallet-Stevens, La Villa Cavrois, Croix, Bassin de Natation © P. Berthé ou P. Cadet / Centre des monuments nationaux - Photo de presse.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°680 du 1 juin 2015, avec le titre suivant : La villa Cavrois, de retour de l’enfer

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