Politique

La gauche a-t-elle déserté le terrain de la culture ?

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 13 avril 2015 - 1981 mots

Si la culture est présente dans les programmes nationaux, les politiques de gauche comme de droite ne se font plus guère entendre sur les politiques culturelles en France. Mais à gauche, cette désertion de la parole politique depuis les années 1990 est mal vécue par les milieux culturels qui ont longtemps formé l’électorat par excellence de la gauche. À tel point que la diminution du budget de la culture en 2012 et le manque d’ambition, sinon d’intérêt, apparent du président François Hollande est vécu par certains comme une trahison.

Dans son dernier livre Cher François, lettres ouvertes à toi, président, Philippe Torreton se montre on ne peut plus critique envers celui qu’il a soutenu lors des dernières élections présidentielles et qu’il juge comme « le président de gauche le moins intéressé par la culture ». « L’enjeu culturel est totalement délaissé par ce gouvernement », regrette le comédien. Quelques mois auparavant, le coup de gueule de Michel Hazanavicius contre la politique culturelle du chef de l’État après la réduction drastique du budget du Centre national du cinéma avait été tout aussi franc et direct : « Faut-il croire que le gouvernement a décidé de substituer à une politique réfléchie sur le long terme une politique à court terme de soustraction et d’addition, inconsciente des effets redoutables qu’elle pourrait induire aussi bien pour la création, l’innovation et le rayonnement culturel que pour l’industrie du cinéma et pour ceux qu’elle emploie », s’interrogeait en juillet 2013 le réalisateur de The Artist, président de la Société civile des auteurs réalisateurs producteurs. Plus récemment, dans Le Monde du 11 septembre 2014, Catherine Grenier, conservatrice du patrimoine, directrice de la Fondation Giacometti, engageait Fleur Pellerin, fraîchement nommée au ministère de la Culture, à « rebattre les cartes d’une politique culturelle encalminée ». Après être restées bien silencieuses, en particulier devant la réduction sans précédent du budget du ministère de la Culture par François Hollande et son Premier ministre Jean-Marc Ayrault, des voix du monde de l’art et de la culture s’élèvent donc de plus en plus à visage découvert pour dénoncer le délitement de la politique culturelle, y compris après l’arrivée de Manuel Valls à Matignon en 2014. « Le sentiment qui prédomine est que la culture n’apparaît plus, pour la gauche socialiste, comme un enjeu politique de premier plan. Cette situation n’est en réalité pas vraiment nouvelle », note Philippe Poirrier, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne et vice-président du Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication. « Elle était déjà présente lorsque Lionel Jospin était Premier ministre, de 1997 à 2002. Le caractère émancipateur de la culture, lié à sa place au sein du modèle républicain, et la nécessité politique de faciliter l’appropriation de la culture par le plus grand nombre ne semblent plus guère partagés », constate l’auteur de Quelle politique pour la culture ? Florilège des débats (1955-2014), édité à la Documentation française.

La passe d’armes entre les candidats Hollande et Aubry
De fait, durant la campagne présidentielle, la culture pour le candidat Hollande n’a pas été un thème prioritaire, contrairement à l’éducation, la justice, le logement et la sécurité, pas plus que son engagement de « sanctuariser le budget de la culture » énoncé lors de son discours chez Jean-Marc Ayrault à Nantes le 19 janvier 2012 ne s’est concrétisé passée son élection à la présidence de la République. Lors de la primaire socialiste en 2011, la proposition de Martine Aubry d’augmenter si elle était élue le budget de la culture de 30 à 50 % avait été jugée peu réaliste par François Hollande. « Ce n’est pas une surenchère qu’on doit demander, c’est une politique », avait-il rétorqué avant d’ajouter : « Il faut faire attention de dire la vérité sur l’état de nos comptes publics et je ne tomberai pas dans une espèce d’échelle de perroquet où on va proposer plus. » Ce à quoi la maire de Lille, alors première secrétaire du parti socialiste, avait répondu en détaillant son programme pour la culture dans une tribune au quotidien Le Monde. « La création et la culture ne sont pas un luxe en temps de crise. Elles offrent au contraire des atouts pour en sortir. Un pays qui affaiblit la création, l’innovation et la recherche ne prépare pas son avenir. Sauf à s’appauvrir, notre pays doit offrir à chacun de ses enfants le meilleur de la culture. Voilà pourquoi j’espère pour la France un nouveau printemps pour la culture, une ambition généreuse et authentique, comme chaque alternance en a produit, en 1936 et 1981. » Et Martine Aubry de le réaffirmer lors de l’université du parti socialiste à La Rochelle d’août 2013 en appelant pour la France « à une renaissance culturelle » : « Il n’est pas pour moi de grand projet politique sans ambition culturelle », rappelait-elle.

Au sein des élus socialistes, la maire de Lille n’est pas la seule à porter depuis des années cette ambition et de l’appliquer dans sa propre ville. Durant la primaire socialiste de 2012, elle fut cependant la seule à l’avoir portée haut et fort et à l’avoir régulièrement rappelée contrairement aux quatre autres candidats que furent Arnaud Montebourg, Ségolène Royal, Manuel Valls et le radical de gauche Jean-Michel Baylet. La campagne électorale du printemps 2002 n’a pas davantage « accordé une grande place à la culture dans le débat public, même si la question de la politique publique de la culture est présente dans les programmes de tous les candidats », rappelle Philippe Poirrier. Reléguée donc depuis un certain temps la culture dans un parti socialiste qui pourtant, en 1981, l’avait placée haut et fort dans son cœur et dans son programme pour « changer la vie ».

En France, une culture de l’opposition politique
Certes, comme le montre Vincent Dubois, sociologue et professeur à l’université de Strasbourg, dans son ouvrage Droite-Gauche : les partis politiques et la culture, les rapports entre eux ne sont ni univoques, ni immuables. « La culture n’est pas naturellement de gauche », rappelle-t-il. L’établissement des liens entre gauche et culture relève d’une longue histoire particulièrement éclairante sur les cinquante dernières années. « Si le ministère Malraux a pu, malgré l’opposition politique – essentiellement communiste – placer le mouvement gaulliste au pouvoir du côté des “défenseurs de la culture”, jusqu’en mai 1968, la contestation “gauchiste” puis le départ de Malraux en 1969 ont durablement inversé la tendance », relève-t-il. « Au cours de la décennie suivante, de nombreuses occasions ont conduit des artistes à manifester leur opposition à des gouvernements dénoncés comme “oppresseurs” et “réactionnaires” […]. Chacune de ces occasions a pu être saisie par l’opposition de gauche pour se poser en “défenseur” des artistes, et réclamer auprès d’eux la liberté de création et plus de moyens pour la culture. »
« En second lieu, poursuit l’universitaire, les questions culturelles ont été dans les années 1970 tout particulièrement inscrites dans des concurrences internes à la gauche. Face à un parti communiste entretenant de longue date des relations privilégiées avec des artistes et intellectuels reconnus, le “positionnement” culturel du parti socialiste a procédé dans un premier temps davantage d’expériences locales. » L’un des grands débats des politiques culturelles de l’époque – création contre animation – a été ainsi indexé sur les luttes qui ont opposé alors les deux grands partis de gauche. Et Vincent Dubois de constater que l’évolution ultérieure de la ligne culturelle du PS a consisté ensuite « à disputer au PCF le soutien des – et aux – créateurs », à renforcer leurs relations avec eux et à multiplier les propositions culturelles. « Loin de l’affaiblir, ces concurrences ont renforcé la prééminence des partis de gauche dans l’offre politique en matière culturelle », conclut Vincent Dubois.

Une lente désertion de l’État au profit des collectivités locales
Depuis l’affaiblissement du parti communiste, cette concurrence appartient au passé. Faut-il y voir une des raisons de la désertion du parti socialiste sur les questions culturelles et artistiques ? Peut-être en partie, mais pas seulement, car durant les différents gouvernements socialistes des années 1990 et 2010 le PS a été peu à peu dépossédé de tout rôle en matière de politique culturelle et s’est montré bien peu disert en matière de politique culturelle et artistique, que ce soit en propositions ou en critiques envers les différents gouvernements d’alternance sur le sujet. Seuls sur le terrain, des élus de gauche portés à la tête de région, de département, de ville ou de métropole ont incarné et incarnent une politique culturelle et artistique forte. Les coupes importantes dans les dotations allouées par l’État aux collectivités territoriales conduisent ou favorisent cependant ces derniers temps des « rééquilibrages », des « réorientations » qui font débat. La fermeture de la salle de spectacle La Chapelle à Montpellier, induite par la baisse de subventions de 120 000 à 20 000 euros du maire et président de la Métropole, le divers gauche Philippe Saurel, s’inscrit avant tout dans une remise à plat des actions menées par ses prédécesseurs qu’il mène depuis son arrivée à la tête de la municipalité. Les baisses substantielles de subventions accordées à divers festivals de la ville et le renouvellement des directions de certains de ses établissements qui s’engageront dans un proche avenir rentrent dans la même logique.

À Grenoble, la décision de la coalition Europe Écologie Les Verts, Parti de Gauche – Réseau Citoyen de la municipalité grenobloise de supprimer aux Musiciens du Louvre l’intégralité de la subvention traditionnelle de 438 000 euros, qu’elle lui allouait annuellement en plus de leur hébergement gratuit, suscite autant d’émois et de divisions au sein même du monde artistique et culturel. Avec 6 millions d’euros en moins de l’État en 2015, la municipalité parie sur le rééquilibrage. Lors des Chantiers des cultures, le maire Éric Piolle, organisateur de cette journée, affirmait : « Nous préférons ne pas arroser les oasis déjà bien vertes, mais multiplier les oasis. » Sur le terrain, des mutations à gauche s’opèrent dans les discours et les positionnements. Le résultat des dernières élections départementales, comme régionales, devrait induire d’autres changements sur fond de batailles politiques, idéologiques et budgétaires. À gauche, d’autres conceptions de la culture et d’autres positionnements se font jour face à un État qui n’est plus prescripteur dans le domaine culturel comme il a pu l’être et qui réduit ses subventions aux collectivités territoriales.

Des appels à sortir d’une vision technique de la culture
« La fonction territoriale de l’État s’est affaissée, en partie parce que celle des pouvoirs locaux s’est affermie – c’est le versant réussi de la décentralisation – en partie par défaut de projet politique », explique Jean-Pierre Saez, directeur de l’Observatoire des politiques culturelles. Néanmoins « son rôle de garant de l’équité territoriale doit être préservé. C’est par là qu’un ministère de la Culture peut jouer », écrit-il dans son éditorial de la revue L’Observatoire de février 2012 titré « Pour un nouvel engagement portant sur des pistes pour recomposer les bases d’une action culturelle dans la durée ».

Dans son manifeste intitulé La possibilité d’une politique culturelle, publié fin janvier 2015 sur le site de Terra Nova, Thomas Paris, chercheur au CNRS et professeur à HEC, développe d’autres pistes pour répondre aux mutations engendrées par le numérique, la globalisation et les directives européennes. « Une politique culturelle peut être réaffirmée à plusieurs conditions : considérer la culture comme un enjeu propre, sans chercher à l’asservir à une argumentation économique, distinguer ce qui relève du patrimoine de ce qui relève de la création, articuler le soutien public sur une compréhension de la dynamique propre à la création », dit-il. Des propositions pour sortir les élites administratives, de gauche comme de droite, de la vision technique des dossiers, engendrée par « la professionnalisation des secteurs culturels et le relatif consensus à propos de la politique culturelle », pour reprendre les termes de Philippe Poirrier. Mais seront-ils entendus ?

Philippe Poirrier, Quelle politique pour la culture ? Florilège des débats – 1955-2014, La Documentation française, 2014, 392 p., 11,90 €.

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François Hollande inaugure le Louvre-Lens en 2012 © Photo : M. Spingler.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°679 du 1 mai 2015, avec le titre suivant : La gauche a-t-elle déserté le terrain de la culture ?

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