Frédéric Pajak : Du cœur aux ouvrages

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 19 mars 2015 - 1078 mots

Derrière la superbe exposition « Les Cahiers dessinés » à la Halle Saint-Pierre à Paris se cache un éditeur, dessinateur et écrivain passionné de dessin, mu par une extrême curiosité.

Quand il ne trouve pas sa place dans le monde, il la crée. » Pour Martine Lusardy, Frédéric Pajak, tout à la fois éditeur, dessinateur et écrivain, dont l’œil et l’œuvre seuls sont capables de passer de Luther à Topor, d’Apollinaire à Gébé et de Walter Benjamin à Bascoulard, est de cette race d’hommes « libres, que l’on ne peut pas forcer à faire ce qu’il ne veulent pas faire » parce qu’ils ont, ajoute la directrice de la Halle Saint-Pierre, « une pensée qui leur appartient, issue d’un héritage propre ». Créer un monde, c’est à n’en pas douter, pour Pajak, le point de départ en 2002 de l’aventure des Cahiers dessinés : une collection de livres, une revue annuelle et, aujourd’hui, une exposition d’envergure à Paris. L’exposition arrive au moment de la parution du dixième numéro de la revue Le Cahier dessiné, qui lui sert en retour de catalogue. Un anniversaire en somme, dont le gâteau serait composé de soixante-sept artistes et près de sept cents dessins mêlant le dessin ancien de Victor Hugo au dessin contemporain d’Anna Sommer, le dessin brut de Laure Pigeon à celui sorti des tripes de Fred Deux, le dessin d’artistes (Alechinsky, Macréau…) au dessin de presse (Willem, Reiser…), dans l’une des plus puissantes démonstrations sur le sujet que l’on ait vue ces dernières années.

Éditeur de cœur
Décloisonner les genres ; montrer « ces fils invisibles » qui relient les catégories entre elles ; se méfier des étiquettes que Pajak, pour lui-même, refuse. Ce pourrait être le cahier des charges des Cahiers dessinés depuis que Pajak s’en est allé proposer l’idée d’une collection à Vera et Jan Michalski, propriétaires des éditions Buchet/Chastel : « Vera a tout de suite signé le contrat : ce fut un cri du cœur ! » Le dessin est donc d’abord une affaire de cœur. De cœur à l’ouvrage : « Le dessin, c’est un effort. Certes, il y a des exceptions, mais faire “un beau dessin”, c’est comme bien écrire : cela représente des années et des années de travail. Sempé, Steinberg, Gébé… qu’est-ce qu’ils ont bossé ! » L’éditeur, lui aussi, ne chôme pas. Le Livre libre, un essai sur le livre d’artistes en Suisse romande paru en 2010, « c’est quatre ans de travail » ; quant au livre paru en novembre 2014 sur Bascoulard, il représente « dix ans de boulot ». De la belle ouvrage. Alors, pourquoi consacrer autant d’années à Marcel Bascoulard, disparu des radars avant ce livre ? « Parce qu’il est intéressant ; parce qu’il contredit la théorie de David Hockney selon laquelle un artiste ne pourrait pas dessiner de façon réaliste sans l’aide d’une optique. Bascoulard, lui, pouvait tout dessiner : de la boue, de la rouille, la cathédrale de Bourges… à la plume et de mémoire, déformant la réalité comme peut le faire un appareil photo. Certains de ses dessins sont très proches de ceux de Rembrandt. »
De cœur à l’ouvrage donc, et de cœur tout simplement : « Frédéric Pajak n’est pas seulement intéressé par le dessin, il aime aussi l’histoire derrière chaque dessinateur », glisse Martine Lusardy qui a rencontré Pajak par l’intermédiaire de Marcel Katuchevski. Et Bascoulard en possède une, d’histoire : un clochard virtuose échangeant des dessins contre de la nourriture, ayant assisté au meurtre de son père par sa mère, lui-même mort assassiné sur un terrain vague en 1978 après être passé au micro de Stéphane Collaro sur RTL… « En France, on a longtemps considéré les textes sans s’occuper de la biographie des auteurs. Cela a fait beaucoup de mal, considère Pajak. Je me suis passionné à 20 ans pour Malevitch, que je considère comme l’un des peintres les plus importants. Mais aurais-je compris son Carré blanc sur fond blanc si je ne m’étais pas intéressé à sa biographie ? »

Artiste, par nécessité
Côté vie, Frédéric Pajak est fils et petit-fils de peintres. Son père Jacques Pajak était une forte personnalité qui fit de la peinture aussi bien que du cinéma et des opéras, avant de mourir à 35 ans dans un accident de voiture. « Son travail n’est jamais montré, pourtant mon père a laissé 10 000 œuvres ! C’est même une monnaie parallèle qui se vend bien », analyse son fils. De son père, il a hérité d’un Journal qu’il voudrait faire éditer, et le goût du voyage. Ouvrier dans un atelier de gravure, Frédéric Pajak rencontre des artistes, dont Tal Coat. Il s’inscrit aux beaux-arts où il reste six mois. C’est à cette période qu’il découvre la bibliothèque de son père, « une bibliothèque extraordinaire de six mille livres, sur la science, la biologie, l’art… Dedans il y avait Topor, Ungerer, Siné… » Parti des beaux-arts, le fils Pajak fait des petits boulots d’intérimaire pour financer ses voyages. Il va de « petits journaux » en dessins de presse, écrit aussi des romans. « J’ai bricolé, comme cela, jusqu’à l’âge de 45 ans », jusqu’à la parution de L’Immense Solitude, le livre qu’il passe « quatre ans à écrire, seul, par nécessité presque absolue », et qui le fait (re)connaître. C’est avec ce livre, qui s’ouvre sur la mort de son père, que Pajak invente sa forme d’expression, qui n’est ni celle du roman graphique ni celle du roman illustré, mais qui associe le texte et l’image comme jamais auparavant. « Le dessin d’humour ne me suffisait pas, l’écriture non plus. Je ne voyais pas comment parler de la mort de mon père. » La forme évolue jusqu’au Manifeste incertain, dont le troisième volume, sur « la mort de Walter Benjamin, Ezra Pound mis en cage », a paru en 2014 – il a reçu le prix Médicis essai. Il y aura sept volumes comme cela. Peut-être  huit, qui sait ? Le « Manifeste » c’est un livre sur le sentiment de l’histoire. Un livre enquête entre biographie et autobiographie auquel son auteur pense depuis ses 17, 18 ans. Pourquoi « incertain » ? « Parce que je suis un partisan de l’incertitude. Je n’ai aucune certitude idéologique : ni convictions politiques, ni religieuses. Je suis triste de cela », confie Pajak. Sa seule certitude est d’avoir encore « une bonne centaine de livres à éditer, de toute urgence ». Et probablement autant à écrire.

« Les Cahiers dessinés »
Halle Saint-Pierre, Paris-18 e.
Tarifs : 8 et 6,50 €.
Commissaires : Frédéric Pajak et Martine Lusardy.
www.hallesaintpierre.org

Frédéric Paja
Le Manifeste incertain 3. La mort de Walter Benjamin. Ezra Pound mis en cage, Les éditions Noir sur Blanc, 224 p., 23 €.

Patrick Martinat
Bascoulard,Dessinateur virtuose, clochard magnifique, femme inventée, Les Cahiers dessinés, 288 p., 49 €.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°678 du 1 avril 2015, avec le titre suivant : Frédéric Pajak : Du cœur aux ouvrages

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