Georges Vigarello : « Nous sommes dans des sociétés sexistes : pendant longtemps, c’est l’homme qui a représenté les scènes de toilette »

Historien

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 13 février 2015 - 941 mots

L’Œil  L’exposition dont vous êtes commissaire s’intéresse au lien entre l’évolution des pratiques de toilette, la notion d’intimité et le regard des artistes. Pourquoi mêler ces différentes problématiques ?
Georges Vigarello Le premier thème est assez connu, c’est l’importance de la mise en scène de la propreté, c’est-à-dire l’attention à la netteté et à l’apparence. Le deuxième est, en revanche, moins bien identifié mais étroitement lié. L’histoire de la toilette est en effet traversée par une exigence qui s’accroît avec le temps, qui porte sur la nécessité de disposer d’un espace intime, fermé. Et la construction de cet espace se voit très bien à travers les œuvres. C’est une dynamique centrale parce que l’invention de cet espace correspond à la construction de l’individu comme s’appartenant à lui-même et devant disposer d’un espace qui n’est pas partagé.

De quand date cette évolution ?
Cela s’organise progressivement, il n’y a pas un avant et un après, mais une succession d’étapes, qui renvoient à la façon dont l’individu s’affirme comme sujet ayant sa propre autonomie. À partir de la Renaissance, on trouve de nombreuses scènes de toilette, essentiellement mythologiques et bibliques, où l’espace n’est pas spécifié. Par exemple, dans La Toilette de Vénus, la déesse est souvent montrée nue, avec son miroir et différents instruments, dans un espace difficilement identifiable et en partie ouvert. Au siècle suivant, les choses changent, bien que les artistes continuent à représenter ce type de scènes, qui sont une manière indirecte de montrer un nu ou un dévoilement. Mais, parallèlement, se multiplient les scènes réalistes qui s’inscrivent dans la vie aristocrate ou bourgeoise. Elles montrent une dame devant un meuble avec un miroir et des instruments cherchant à améliorer son apparence, aidée par une domestique. Le lieu est spécifié : il s’agit de sa chambre. Cette représentation nouvelle devient canonique. Elle peut aussi inclure un visiteur, ce qui montre que la toilette participe d’un moment social, à une époque où l’apparence et l’étiquette sont omniprésentes.

Le XVIIIe siècle semble marquer une rupture plus franche. En quoi les pratiques changent-elles ?

Cela correspond à la réapparition de l’eau. À partir de la fin du Moyen Âge, on utilise extrêmement peu d’eau ; c’est ce qu’on appelle la toilette sèche. Il y a une crainte de l’eau que l’on accuse de propager les épidémies. La société est alors convaincue que la propreté peut s’obtenir par le linge, qui imbibe la transpiration et la saleté, et le parfum, et même que cette pratique est plus hygiénique que le bain. Au début du XVIIIe, l’eau commence à être davantage acceptée, notamment car les grandes épidémies sont éloignées dans le temps. Elle redevient plus présente mais on ne s’immerge pas, on procède à des lavages partiels : bain de pieds, aisselles, zones intimes. Cette transformation est clairement visible dans l’art, il y a quantité d’images de femme baignant ses pieds dans une cuve ou éventuellement lavant ses zones intimes. Cette iconographie est contemporaine d’une invention majeure : le bidet. Alors que les pratiques de toilette changent, l’idée d’intime s’impose. Il devient nécessaire de se retirer pour se livrer aux gestes de l’intimité, et on ne peut plus tolérer de visiteur. Cette volonté de privatisation se retrouve abondamment dans les textes et les œuvres d’art. Cela s’inscrit dans une perspective plus large d’individualisation et de construction de la notion de soi qui s’accentue encore au XIXe. L’espace se spécifie alors clairement et on aboutit à une privatisation totale soit de la salle de bains – qui demeure marginale – et surtout du cabinet de toilette. En ville, cet essor est notamment rendu possible par l’arrivée massive de l’eau, disponible progressivement à tous les étages. Dans ces cabinets, on ne trouve pas forcément de baignoire, mais des bassines et de nouveaux instruments dont le tub, qui devient un motif de prédilection des artistes.

Pourquoi les artistes de la fin du XIXe sont-ils tant fascinés par la toilette ?

Cette curiosité naît à la fois de la création d’une pratique totalement nouvelle, l’ablution générale, et d’un espace qui se ferme. Les artistes modernes cherchent à saisir l’inattendu, les gestes curieux, que d’ordinaire on n’a pas le droit de voir. C’est manifeste chez Degas qui examine comment les femmes se nettoient, se frottent. C’est le geste qui compte, quitte à ce qu’il soit disharmonieux, voire transgressif. Mais Degas n’est pas le seul à s’intéresser à ce motif, il est très présent dans la littérature, notamment chez Zola décrivant Nana dans son cabinet, ainsi que dans les revues et, bien sûr, la photographie.

Pourquoi ne représente-t-on que des femmes à la toilette ?
L’homme n’est pas complètement absent même si la femme est infiniment plus représentée. Il y a quand même un travail sur l’espace et les pratiques masculines, notamment les scènes avec le barbier. À la fin du XIXe, par exemple chez Caillebotte, il y a même des scènes de bain où l’on voit un homme s’essuyant à la sortie de sa baignoire. Ce qui est intéressant, c’est que son geste est très énergique, alors que les femmes sont souvent représentées dans des attitudes de détente. Je pense que c’est lié au fait que nous sommes dans des sociétés traditionnellement sexistes : pendant longtemps, c’est l’homme qui a représenté ces scènes et, ce qui l’intéresse, c’est de montrer la femme et le nu. Traditionnellement, la femme est non seulement l’objet du désir, mais elle est aussi considérée comme la représentante symbolique de l’apparence et de la beauté.

Historien spécialiste du corps et de la virilité, auteur de Le Propre et le Sale, Georges Vigarello est le co-commissaire de l’exposition « La Toilette, naissance de l’intime » au Musée Marmottan Monet.

« Pierre Bonnard. Peindre l’Arcadie », du 17 mars au 19 juillet 2015. Musée d’Orsay. Ouvert du mardi au dimanche de 9 h 30 à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h 45. Tarif : 11 €. Commissaires : Guy Cogeval et Isabelle Cahn. www.musee-orsay.fr

« Les Bonnard d’Antoine Terrasse », vente le dimanche 29 mars 2015 par la maison de ventes Osenat, Fontainebleau (77). Expositions à Paris du 23 au 26 mars, 66, avenue de Breteuil, Paris-7e ; à Fontainebleau : 5, rue Royale, Fontainebleau (77), du 28 au 29 mars 2015. Vente à 14 h 30.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°677 du 1 mars 2015, avec le titre suivant : Georges Vigarello : « Nous sommes dans des sociétés sexistes : pendant longtemps, c’est l’homme qui a représenté les scènes de toilette »

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