Entre-nerfs

Portfolios modernes et Art déco

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 22 janvier 2015 - 745 mots

Les éditions Norma publient une somme monumentale consacrée aux portfolios qui, dans le premier tiers du XXe siècle, contribuèrent à enrichir et à diffuser considérablement les arts décoratifs. Un ouvrage déjà incontournable.

Cela n’est pas tout de faire épais et lourd. Combien de livres, pour avoir voulu être tantôt anthologiques, tantôt encyclopédiques, ratent leur pari ? La totalité et la complétude sont des gageures périlleuses, et la seconde, ainsi que de nombreux projets viennent à le rappeler, n’engage pas nécessairement la première. Aussi doit-on regarder avec circonspection ces volumes copieux qui garnissent désormais les tables des librairies, quitte à les faire ployer, et constituent, à n’en pas douter, un phénomène singulier. La présente publication, bien qu’elle soit physiquement intimidante, n’en demeure pas moins introduite par une note d’intention transparente et modeste : « Le but premier de cet ouvrage, qui se veut représentatif mais non exhaustif, est de faire découvrir les portfolios, sélections de planches d’œuvres graphiques et de photographies réunies autour d’un même thème et préfacées par un critique ou un artiste. » Tout un programme.

Fluidité
Du luxe, cet ouvrage a les atours – incontestables – et le prix – 150 euros. Avec sa couverture reliée, dont la disposition du titre, imaginée par le graphiste Marc Touitou, évoque certaines compositions des années 1930 et, avec son dos toilé, il se distingue par son élégance et par sa confection. Ses directeurs – Francis M. Lamond et Stéphane-Jacques Addade, historiens de l’art et membres de la Chambre européenne des experts d’art – ont donc tenu à soigner les apparences, manière de rendre justice à ces portfolios qui, gouvernés par l’excellence, constituèrent une véritable renaissance de l’édition. Ce domaine étant peu étudié, sauf par quelques spécialistes et amateurs chevronnés, il convenait d’être docte et précis, fluide sans être indigeste. Les 608 pages, parfaitement mises en page, et les 1 500 illustrations, portées par une photogravure irréprochable, permettent d’aborder de près des rivages méconnus, sans jamais diluer le propos synoptique ni en contrarier la nouveauté, et ce depuis les premiers essais conçus pour la maison Paul Poiret en 1908 jusqu’aux éblouissants port-folios ayant accompagné l’Exposition universelle de 1937 qui sacra à Paris les arts et techniques « appliqués à la vie moderne ».

Polysémie
L’ouvrage, que concluent une bibliographie efficace et un index particulièrement précieux, se déploie thématiquement et selon cinq moments distincts : « Les précurseurs », « Architecture », « Union des artistes modernes », « Arts décoratifs » et « Graphisme ». Les textes reviennent aux directeurs de la publication ainsi qu’à diverses signatures autorisées, parmi lesquelles Serge Lemoine, ancien directeur du Musée d’Orsay, et Olivier Devers, expert pour la prestigieuse maison Artcurial, pionnière quant à la redécouverte et la promotion des portfolios. Si les séquences auraient gagné à être plus étanches les unes aux autres, cette perméabilité dommageable a toutefois le mérite de trahir la polysémie de ces cartons qui, pour avoir accueilli des planches diaprées, ne ressortissent pas à un genre précis. À cet égard, le portfolio intitulé Bars, cafés, dancings, restaurants, publié en 1930, avec ses textes de René Crevel et Walter Gropius, appartient aussi bien à l’histoire de l’édition qu’à celle de l’architecture, à la littérature qu’à la photographie. De même, les nombreuses propositions d’un Bernard Boutet de Monvel ne sauraient être classées dans un seul domaine, sauf à vouloir en restreindre l’inventivité confondante.

Domestication
Sise à Paris en 1925, l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes débrida les imaginations et vit collaborer, comme rarement, des artistes de toutes confessions, décloisonnant une création longtemps endogamique. Les planches ici présentées permettent d’expliciter tout à la fois la subtilité graphique, la fraîcheur chromatique et la foi inaltérée dans ces matériaux dans lesquels se projetaient les tenants d’un nouveau monde. Pierre Chareau, Rose Adler, Le Corbusier, Germaine Krull, Christian Zervos : tous eurent recours à ces cartons somptueux, avec leurs images impeccables maintenues par de petits nœuds. Ces registres merveilleux devenaient les réservoirs de l’inspiration. Photographie et typographie devenaient les véhicules du rêve incarné, puisqu’il était donné à voir et à lire. Par le pochoir et le papier, la beauté prenait corps. Elle devenait palpable, à portée d’œil et de main. Elle pouvait être compilée, emportée. Mieux, domestiquée. Aussi, par son ambition intellectuelle et par son scrupule bibliophilique, le présent ouvrage rend parfaitement justice à son objet, aide à approcher ces albums aujourd’hui exhumés, à redécouvrir Henry Delacroix ou Édouard Bénédictus, ces hérauts oubliés de la cause imprimée. Un bréviaire aux allures de bible. Remarquable.

Portfolios modernes et Art déco

Sous la direction de Francis M. Lamond et Stéphane-Jacques Addade, Éditions Norma, 608 p., 1 500 ill., 150 €.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°676 du 1 février 2015, avec le titre suivant : Portfolios modernes et Art déco

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