Danse & Théâtre

Éric Ruf : « Il faut mettre un coup d’épaule dans la ruche du "Français" »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 18 décembre 2014 - 2258 mots

Comédien, metteur en scène, scénographe, le nouveau patron de la Comédie-Française veut mettre au répertoire les contemporains qui seront les classiques de demain.

L’œil : Dans quel milieu avez-vous grandi, quelle enfance avez-vous eue ?
Éric Ruf : Le désir de mon père, cardiologue, était que l’on reprenne son cabinet, mon frère ou moi. C’était un homme né en 1930, plutôt conservateur. L’une de ses filles a fait des études de médecine, mais il ne l’a même pas remarqué, seul comptait le métier de ses fils. Mon frère et moi nous sommes bien sûr efforcés de le décevoir, de faire autre chose. Sur sa plaque de médecin à Belfort était inscrit « spécialiste du cœur et des vaisseaux ». À ma façon, et cela me fait sourire, j’ai souscrit à sa volonté, je suis devenu moi aussi un spécialiste du cœur – des sentiments des personnages –, et des vaisseaux, car j’ai une obsession pour les marins, la marine. Mon père avait fait l’école des Glénans. Il louait des bateaux, on a fait de sacrées bordées avec lui ! D’une certaine manière mon frère Jean-Yves, qui fait aussi du théâtre, et moi, nous lui ressemblons, car nous travaillons énormément, même si c’est sur une matière que notre père honnissait.

Quelles sorties culturelles faisiez-vous alors en famille ?
Mes parents n’allaient pas au théâtre, ils s’y sont convertis tardivement. En revanche, ils se rendaient à de nombreux concerts. Le clavecin était le hobby de mon père. Notre oreille a été éduquée au baroque, de façon assez complète. J’ai vu passer à la maison de grands artistes comme le claveciniste Gustav Leonhardt, sans en avoir vraiment conscience. Je jouais du basson, mon frère du hautbois et avec mes sœurs nous formions un petit quatuor. Aujourd’hui, je ne joue plus, car le basson n’est pas vraiment un instrument soliste ! Mais cela me sert en tant que récitant, dans la mise en scène d’opéras, ou pour le jeu d’acteur. Au théâtre, on parle aussi de tessiture, d’accord, de rythme. Je suis d’ailleurs toujours troublé quand j’entends des chœurs, quand je vois ces visages lavés de toute expression, qui dégagent une grande innocence, se laissent aller. Beaucoup de metteurs en scène « parlent musicalement », ceux qui sont étrangers travaillent à l’oreille. Il n’y a pas si longtemps, la classe de déclamation était d’ailleurs rattachée au conservatoire de musique et non d’art dramatique.

Comment avez-vous été conduit à étudier à l’école des arts appliqués et des métiers d’art ?
J’ai beaucoup développé les qualités dont mon père ne voulait pas. C’est un réflexe de fils. Mes deux grands-pères dessinaient. L’un d’eux était pasteur luthérien venu de Norvège en mission à Madagascar. Il réalisait des carnets de croquis de voyages. Et l’autre avait des ambitions de dessinateur industriel. Enfant déjà, je dessinais beaucoup : des châteaux, des armées, avec beaucoup de détails, des portraits de mes camarades. J’étais très attiré aussi par la bande dessinée, Blueberry, Mœbius. Après mon bac littéraire, je ne savais pas vraiment quoi faire, je ne voulais jamais faire de choix, j’étais du genre « je-m’en-foutiste », angoissé. Ma mère m’a inscrit dans cette école et j’ai réussi le concours. J’étais le dernier d’une fratrie de quatre, j’avais besoin d’une rupture. Paris, c’était la capitale, l’opportunité de vivre autre chose. Même mon foyer de jeunes travailleurs à Arcueil, j’en garde un très bon souvenir.

Comment vous êtes-vous senti dans cette école ?
Olivier de Serres est une très bonne école. La première année était propédeutique, j’ai adoré, on étudiait le vitrail, le modelage, le design, le nu, l’architecture intérieure… La deuxième année, cela s’est gâté. J’avais demandé la section où l’on faisait le plus de dessin et de photo, on m’a conseillé l’atelier Publicité Surface. Je ne manque pas d’orgueil, c’était l’atelier le plus demandé, j’y suis allé. J’étais plein de fantasmes encore, je ne savais pas la différence entre arts décoratifs, appliqués, beaux-arts… Le réveil a été violent. Cet atelier destinait au métier de directeur artistique en agence de pub. On réalisait des logotypes toute la journée, c’était probablement intéressant comme jeu d’esprit mais pas sur le plan du trait. On nous apprenait l’hyperréalisme et pour cela on passait des heures à dessiner un paquet de cigarettes ou un sèche-cheveux. Cela ne m’a pas plu du tout.

J’avais 20 ans et, en milieu d’année scolaire, je suis parti sans rien dire à ma famille : difficile à défendre auprès de mon père pour qui les lettres B.T.S. étaient rassurantes ! Maintenant, je suis père de trois enfants, et je comprends…

Vous étudiez la musique, les arts plastiques, et finalement vous faites une carrière de comédien. Pourquoi ?
Je suis venu au théâtre par l’école. J’ai pratiqué en classe de cinquième et rejoint ma sœur qui avait besoin d’un gavroche capable de jouer en patins à roulettes. Cela m’a plu et je suis resté à ce cours jusqu’en terminale. Nous travaillions avec une troupe professionnelle de Belfort où j’habitais et j’adorais cela. C’était une matière qui ne ressemblait à aucune autre. Il y a un paradoxe au théâtre : les derniers dans les cours traditionnels deviennent souvent les premiers, car leur énergie y est alors canalisée. Le théâtre a un appétit pour les défauts scolaires. Dans ma vie, j’ai beaucoup enseigné cette discipline et remarqué que le théâtre renverse l’ordre social ou la hiérarchie donnée à l’école. Moi, cela m’apportait un gain de liberté, par rapport à l’enseignement en général, à ma ville de province, aux parents. Quand j’ai quitté l’école de la rue Olivier de Serres, une amie avec qui j’avais fait du théâtre et qui était entrée au Cours Florent m’a demandé de faire le décor d’un atelier, Nina, c’est autre chose de Michel Vinaver. Pour cela, j’ai assisté à toutes les répétitions et j’ai aimé sentir à nouveau le plateau, la lumière. À la rentrée, je me suis inscrit comme élève au Cours Florent.

Quelle rencontre a été déterminante au Cours Florent ?
Celle de mes professeurs d’art dramatique : Maurice Attias, qui officie aujourd’hui au conservatoire de Rouen, avait une manière musclée et salutaire de nous mettre au travail ; puis, en seconde année, j’ai suivi la classe de Joséphine Derenne, qui a fait le Théâtre du Soleil avec Ariane Mnouchkine. J’ai vécu une sorte de big bang, je me suis mis à ne plus compter mes heures, j’ai eu une révélation : cette matière, le théâtre, me permettait de vivre toutes mes autres passions : le dessin, la littérature, la musique, l’espace, les jeux d’enfants… Dès la deuxième année, j’ai travaillé sur L’Éducation d’un prince de Marivaux pour le off d’Avignon. Très vite, j’ai fait aussi de la mise en scène. En troisième année j’ai décidé de passer les concours, aidé par mon professeur Jean-Pierre Garnier. Je me suis révélé une bête à concours, puisque j’ai été reçu à l’école du théâtre national de Strasbourg et au Conservatoire national supérieur d’art dramatique. J’étais déjà à Paris, j’y suis resté.

Tout semble s’être ensuite enchaîné très vite ?
Au conservatoire, dans la classe de Madeleine Marion, on travaillait Claudel à n’en plus finir, c’était magnifique. Mais j’ai aussi été engagé par Jérôme Savary pour Les Rustres de Goldoni au Théâtre national de Chaillot, avec Dominique Lavanant, Catherine Arditi, Bernard Ballet. Formidable ! J’ai découvert l’univers de Savary qui n’était pas le mien : j’étais plutôt Tchekhov que Labiche. J’en ai conservé le goût du bonimenteur, du marchand d’élixir, du grand divertissement gourmand qui en donne plein les mirettes, et la conscience que le théâtre est un spectacle qui repose autant sur la forme que sur le fond. Jacques Lassalle m’a ensuite fait venir à la Comédie-Française, tout comme Jeanne Balibar, avec qui j’étais au Cours Florent puis au conservatoire. Il nous avait repérés au concours d’entrée au conservatoire, lequel reste un vivier pour la Comédie-Française. Jeanne a joué Elvire dans la cour d’honneur du palais des Papes à Avignon en 1993 et moi Dom Carlos.

Votre frère Jean-Yves, lui, a intégré le TNS : êtes-vous rivaux ?
Grâce à mon frère, j’ai vécu le TNS par procuration. Nous avions une sorte d’accord tacite entre nous, lui serait metteur en scène et moi acteur. Finalement, il a commencé à interpréter des rôles et moi, entré au Français, j’ai commencé à enseigner et mettre en scène. Dès 1997, j’ai fondé la compagnie d’Edvin(e), du nom de mon grand-père, et enchaîné les créations, notamment pour le Centre dramatique de Bretagne avec le noyau du futur collectif des Possédés. J’y faisais déjà de la scénographie, je construisais des bouts de décor dans le garage des uns et des autres.

Vous avez signé de nombreux décors et mises en scène d’opéras et de pièces mais n’est-ce pas celle de Cyrano qui, en 2006, vous apporte la consécration dans ces domaines ?
Cela m’a valu le Molière du meilleur décorateur-scénographe en 2007 et celui du meilleur second rôle pour Christian. Denis Podalydès m’avait demandé de faire le décor, car il avait vu auparavant ce que j’avais fait avec ma compagnie. Il commençait alors à collaborer avec Christian Lacroix pour les costumes. C’était une belle aventure avec les ateliers de la Comédie-Française. La scénographie est devenue un second métier pour moi. Depuis, nous avons collaboré avec Denis sur une dizaine de spectacles ensemble, dont Fortunio à l’Opéra-Comique. En tout, j’ai déjà réalisé une vingtaine de décors parmi lesquels ceux du ballet La Source joué pendant les fêtes de Noël à l’opéra Garnier ou de Peer Gynt au Grand Palais pour l’inauguration du Salon d’honneur. Et je prépare la mise en scène du Pré aux clercs d’Hérold qui sera donné en février à l’Opéra-Comique.

Quand vous imaginez un décor, une scénographie, quelles sont vos sources d’inspiration ?
J’ai une grande bibliothèque de livres sur la peinture, la photographie, j’achète beaucoup de livres d’art. Il y a un moment béni où je musarde tentant de comprendre ce que le metteur en scène veut exprimer sans forcément le savoir lui-même ! Ainsi, quand Denis Podalydes, pour Lucrèce Borgia, me parle d’un bijou vénéneux dans la nuit et que je conçois une sorte de moucharabieh inspiré d’architecture vénitienne, une toile d’araignée, qui va induire un jeu particulier, je sais pourtant que je traduis son envie fidèlement même si un moucharabieh n’est pas un bijou vénéneux. Je décrypte en quelque sorte son univers et lui me délègue la technique. Le texte induit un espace, il faut donner du volume au metteur en scène. Un théâtre, c’est une boîte magique, une boîte à lumières. Mais il y a des impératifs de faisabilité : les contraintes liées à l’alternance de plusieurs spectacles sur un même plateau et ce, tous les jours, ont des conséquences immédiates sur le type de construction, de montage, les volumes, le garage des éléments de scène… J’ai toujours trouvé que ces contraintes étaient finalement fertiles pour l’imaginaire et obligeaient à rester léger.

Et la vidéo ?
Je n’en suis pas familier. On a du retard sur son utilisation et sa maîtrise à la Comédie-Française, car les salles à l’italienne ne sont pas adéquates ; surtout l’alternance quotidienne empêche souvent l’extrême précision que demande la vidéo. De plus, au Français, nous avons des ateliers de peinture, de couture, de création d’accessoires, de construction de décor qui ne demandent qu’à fonctionner, mais pas encore d’équipement à la hauteur pour faire de la vidéo.

Vos compétences multiples, notamment manuelles, est-ce un atout en tant qu’administrateur ?
C’est un atout dans la compréhension de la maison, de ses outils, mais ma capacité à trouver les meilleurs artistes qui les utiliseront, cela reste à prouver ! Les ateliers m’ont identifié en effet comme quelqu’un ayant un appétit pour la technique. J’adore travailler avec les contraintes. Avec l’alternance des spectacles programmés, un décor avec des aplats de couleurs impeccables, par exemple, ne supporte pas d’être charioté deux fois par jour et s’abîme très vite. Ou encore dans Cyrano, on n’a pas de place pour garer un carrosse, alors il faut le réinventer. Au théâtre, on a le bonheur de travailler avec les signes, les conventions, on joue avec l’imaginaire collectif.

Votre prédécesseur Muriel Mayette sort avec un bon bilan. Qu’allez-vous apporter de plus à la Comédie-Française ?
C’est une maison qui a besoin en permanence d’être révolutionnée pour ne pas se fonctionnariser. Elle est aimantée par le passé, le fauteuil de Molière est là, mais il faut l’inscrire dans le présent et lui redonner un lustre artistique en faisant appel à de grands metteurs en scène, notamment étrangers : cela est attendu par le public comme à l’intérieur de la maison, car ces metteurs en scène apporteront leur univers, lequel bouleverse le nôtre ; ainsi les Anglo-Saxons font une large place à l’improvisation. Nos comédiens sont tellement réactifs – ce sont des Maserati – que, parfois, ils ne cherchent plus ; il faut mettre un coup d’épaule dans la Ruche. J’ai le désir du grand théâtre populaire qui allie la profondeur de la pensée à la joie de la toile peinte et du jeu. L’une des missions du Français est d’être une fabrique de spectateurs. Et il faut faire entrer au répertoire des œuvres contemporaines qui deviendront les classiques de demain.

1969 Naissance à Belfort
1992-1994 Conservatoire national supérieur d’art dramatique
1993 Éric Ruf entre à la Comédie-Française
2001 Ruy-Blas, mis en scène par Brigitte Jacques
2003 Il joue Hippolyte dans Phèdre, mise en scène par Patrice Chéreau
2013 Il est Pyrrhus dans la pièce de Racine Andromaque, mise en scène par Muriel Mayette
2014 Devient administrateur général de la Comédie-Française

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°675 du 1 janvier 2015, avec le titre suivant : Éric Ruf : « Il faut mettre un coup d’épaule dans la ruche du "Français" »

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