Architecture

La Philharmonie, les dérapages incontrôlés de l’architecture

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 16 décembre 2014 - 1540 mots

PARIS

Instabilité des équipes politiques décisionnaires, faible maîtrise d’ouvrage en France, « starchitectes », sous-estimation des devis pour remporter les marchés, complexité des réglementations…, les causes des dérives financières sont nombreuses.

Philharmonie de Paris, Musée Picasso, Radio France, Monnaie de Paris, Mucem à Marseille, Musée des Confluences à Lyon… Pas un de ces chantiers n’a respecté son budget initial, ni son calendrier des travaux. Question : est-il encore possible de mener un projet d’envergure sans déraper de manière incontrôlée ? Selon la Cour des comptes, les écarts budgétaires, après actualisation des coûts, dépassent souvent les 30 % et les retards observés sont de trente mois en moyenne. L’herbe est-elle plus verte ailleurs ? Pas forcément. La Philharmonie de l’Elbe à Hambourg, conçue par Herzog & de Meuron, avec sa salle de concert futuriste de 2 000 places, son hôtel cinq étoiles et ses 45 appartements de luxe, va coûter la bagatelle de 789 millions d’euros, soit trois fois plus que prévu ; lancé en 2005, le projet a été rebaptisé par la presse allemande « la mégalomanie de l’Elbe » et l’édifice ne devrait pas être livré avant 2017. Dans un contexte de surenchère entre les pays du Golfe, le Musée national du Qatar en forme de rose des sables, imaginé par Jean Nouvel à Doha, représente un chantier délirant qui a pris aussi beaucoup de retard. Le privé tient-il mieux les cordons de la bourse ? Les chiffres circulant au sujet de la Fondation Louis Vuitton enflent peu à peu : l’ardoise finale serait plus de quatre fois supérieure aux 100 à 150 euros millions annoncés.

Une faible maîtrise d’ouvrage
Pourquoi ces dérives ? « Chaque fois, ce sont des prototypes, non modélisables, surtout quand il s’agit d’objets artistiques, de musées sculptures », remarque Laurent Bayle, le président de la Philharmonie. Certes, mais pas que. Les réponses sont en fait multiples. « Les grands chantiers du ministère de la Culture se déroulent sur de très nombreuses années, entre la préfiguration du projet, les études techniques, le concours d’architectes, les procédures de marché, la consultation des instances concernées, les fouilles archéologiques éventuellement… Tout cela peut prendre près de dix ans. Il ne faut pas s’étonner qu’entre-temps les coûts aient grimpé, du fait de l’inflation du prix des matériaux, des modifications apportées au projet », résume Philippe Bélaval, président du Centre des monuments nationaux. Lorsqu’il était collaborateur de Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture, ils avaient jugé tous deux que la présentation accordée aux collections des arts et traditions populaires au sein du Mucem était insuffisante. L’idée alors d’ouvrir le fort Saint-Jean et de relier celui-ci par une passerelle au musée avait vu le jour, engendrant un surcoût. Comme au Musée Picasso où l’ancienne directrice, Anne Baldassari, très imaginative, a influé à plusieurs reprises sur le projet pour que le site soit mieux adapté à son utilisation. « Il ne faut pas confondre une dérive liée à une mauvaise maîtrise d’ouvrage, à des évolutions visant un meilleur ajustement du programme aux objectifs culturels ou aux besoins du public », poursuit Philippe Bélaval. Mais comment expliquer que le Musée des arts et traditions populaires, dont le Mucem a hérité des collections, ait continué à employer une centaine d’agents jusqu’en 2011 à Paris, alors qu’il était fermé au public depuis… 2005 ?

Selon une architecte reconvertie dans la protection de l’environnement, on souffre en France d’un sous-dimensionnement des maîtres d’ouvrage – ces interfaces entre ceux qui construisent et ceux qui utiliseront les bâtiments – et d’une déqualification des corps de métiers. « Or un chantier, cela ne supporte pas l’approximation ; certains édifices donnent l’impression d’être couverts de pansements que l’on cache avec des raccords », explique-t-elle. La question de la définition du projet en amont lui semble aussi insuffisamment approfondie. « Dans les ministères, on s’en remet souvent à des compétences extérieures pour l’assistance à la maîtrise d’ouvrage, les programmes sont mal ficelés. Ces équipements ont des enjeux politiques forts, alors à chaque changement de cabinet ministériel, on réinvente l’eau tiède. Mieux prévoir doit être possible, on ne mène pas de tels travaux tous les quatre matins ! », renchérit cette professionnelle. « Il ne faudrait pas non plus que la recherche du projet parfait du premier coup finisse par paralyser son lancement. Il y a des fenêtres de tir à saisir », nuance Philippe Bélaval. Aujourd’hui, dans l’état des finances publiques, la Philharmonie n’aurait pas vu le jour ; même son président Laurent Bayle le reconnaît. D’ailleurs, l’équipement a bien failli être remis en cause et le budget de construction de la salle prévu en 2007, alimenté par l’État et la Ville de Paris, a été alourdi par trois ans de retard, le gouvernement Fillon ayant traîné pour verser sa quote-part. « La moindre pause, ce sont plusieurs millions d’euros dans la vue », constate Bruno Julliard, adjoint à la Culture de Anne Hidalgo à la mairie de Paris.

Architectes ou stars de l’architecture ?
Le Musée des confluences, qui espère autant de visiteurs que le Pompidou-Metz (500 000 visiteurs) est un cas d’école. Ce cabinet de curiosités de 22 000 m2 a souffert moult reports. Censé ouvrir en 2007, pour 61 millions d’euros, il est inauguré fin 2014 après 239 millions d’euros de travaux (contre 65 pour Pompidou-Metz). Son architecture déstructurée « entre cristal et nuage » signée de Coop Himmelb(l)au a donné du fil à retordre à Bec Frères qui a jeté l’éponge au profit de Vinci Construction ; le directeur a quitté le navire lui aussi et le Conseil général du Rhône, initiateur et financeur de l’investissement, a refilé la patate chaude de l’exploitation (15 millions par an) à la métropole lyonnaise.

Autre source d’inflation : les « starchitectes » ont la réputation de coûter cher, tels Jean Nouvel ou Frank Gehry. « Ils conçoivent des bâtiments compliqués, qui nécessitent des prouesses techniques et, accessoirement, génèrent des honoraires élevés ; les commanditaires y consentent, pour avoir un édifice d’exception et la spirale infernale commence : une fois embarqué, on peut difficilement faire marche arrière, alors on remet au pot. La Philharmonie est un édifice hyper-complexe, à croire que la commande publique aime la difficulté ! », interpelle encore cette architecte. « Cette salle de concert est unique. Avec les questions d’acoustique et de modularité, c’est un outil de haute performance, bien plus sophistiqué encore à réaliser qu’un musée », plaide Jean Nouvel. « Mieux valait mettre les moyens, pour faire de la Philharmonie un bâtiment identitaire de la ville dont il renforcera l’attractivité, les retombées touristiques », rétorque Bruno Julliard. « Il faut faire confiance à l’audace, mais il y a un juste milieu à trouver », commente Laurent Le Bon, désormais à la tête du Musée national Picasso à Paris. Sans parler du jeu de dupes habituel : l’architecte et le maître d’ouvrage minorent la facture initiale en accord avec l’élu pour que ce dernier affiche un montant de travaux acceptable aux yeux de ses administrés, rejetant ensuite la faute des dérapages sur les autres… À l’inverse, le projet de l’Opéra Bastille, déshabillé peu à peu par souci d’économie, a fini par perdre de sa superbe.
La complexité d’un grand chantier exacerbe en outre les tensions entre les multiples corps de métier présents. « C’est un lieu de conflit, on passe son temps à gérer des problèmes entre les personnes, à jongler avec des réglementations multiples, sur le plomb, l’amiante, etc. En cas de retard, chacun se rejette la faute pour éviter les pénalités : c’était pas la bonne livraison, le bon matériau…, ça devient inextricable ! », souligne un entrepreneur. Ainsi, à la Monnaie de Paris, on évalue à 15 % le surcoût des travaux imputable à l’obligation de supprimer le plomb dans une salle qui pourtant n’accueille pas de public. À Radio France, le PDG Mathieu Gallet reconnaît lui que « tout le monde avait sous-estimé le casse-tête d’une réhabilitation en site occupé ». À l’inverse, le Musée Picasso a été fermé deux ans trop tôt par rapport au calendrier des travaux… Mais pour Laurent Le Bon, le vrai problème, c’est surtout le manque d’anticipation des coûts de maintenance et de fonctionnement. « C’est plus dommageable encore que les dérapages sur l’investissement. Là, pour le coup, on a l’expérience : en fonction de la typologie du bâtiment, du nombre de mètres carrés, on sait ce que ça coûte. Ne pas s’en préoccuper, c’est de l’aveuglement. Et si le bâtiment ne répond pas après à la programmation ou revient trop cher à entretenir, c’est super violent », soulève le nouveau patron du Musée Picasso.

2001 Le cabinet autrichien Coop Himmelb(l)au est lauréat du concours architectural pour la réalisation du nouveau Musée des confluences, à Lyon
2005 Arrêt du chantier des Confluences suite à des difficultés de mise en œuvre
2006 Annonce de la construction d’un grand auditorium, à Paris, par le ministère de la Culture
2007 Jean Nouvel est lauréat du concours architectural pour la Philharmonie de Paris
2009 Début du chantier de construction de la Philharmonie
2010 Reprise du chantier des Confluences par Vinci Construction France
Février 2010 Arrêt du chantier de la Philharmonie en raison de problèmes financiers
2014 Ouverture le 20 décembre du Musée des confluences
Janvier 2015 Ouverture mi-janvier de la Philharmonie

Philharmonie de Paris

221, avenue Jean-Jaurès, Paris-19e. Tél. 01 44 84 44 84. www.philharmoniedeparis.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°675 du 1 janvier 2015, avec le titre suivant : La Philharmonie, les dérapages incontrôlés de l’architecture

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