Émile Bernard, retour à l’œuvre

Par Pierre Pons · L'ŒIL

Le 13 octobre 2014 - 1007 mots

L’Orangerie rend grâce au peintre de Pont-Aven en montrant pour la première fois l’étendue d’une œuvre que l’histoire jugeait réactionnaire, lui préférant celle de son rival Gauguin.

« Adieu. Je meurs étouffé par la congestion. Prenez l’argent qui est derrière la Salomé du Guide. » Le 16 avril 1941, Émile Bernard meurt avec ces derniers mots, un crucifix sur la poitrine. Pour beaucoup cependant, le peintre est mort il y a longtemps, en 1893, lorsque, après avoir inventé le cloisonnisme avec son copain Anquetin, le jeune homme de 25 ans décide de s’exiler en Égypte, fuyant l’avant-garde française sur fond de dissension avec Gauguin, contre qui il revendique la paternité du symbolisme. Si les historiens ont depuis entendu les arguments de Bernard, son œuvre souffre d’avoir été regardée en miroir de celle de son rival, plus homogène il est vrai. Mais elle souffre aussi, et surtout, d’être restreinte à une seule période de sa carrière, dite de Pont-Aven, avant que le peintre  ne se rende coupable, à son retour en France en 1904, de « retour à l’ordre », autrement dit : à l’académisme.  Car Bernard ne comprend pas le produit des avant-gardes, fauvisme et cubisme, qu’il a pourtant lui-même enfanté. Partout il ne voit que le triomphe de « la contrefaçon de l’impressionnisme et du symbolisme ». Une posture jugée réactionnaire qu’une malheureuse lettre à Pétain viendra plus tard entériner. Au mépris de l’œuvre et de la vérité historique, comme le prouve l’exposition du Musée de l’Orangerie qui, si elle n’était pas possible il y a encore quelques années, admet Rodolphe Rapetti, dévoile un peintre érudit plus complexe et moins « réac » que l’on imaginait… 

La leçon de Cézanne, le maître
En 1887, Émile Bernard n’a pas encore rencontré Cézanne, qu’il n’ira voir à Aix qu’à son retour d’Égypte, en 1904, mais il a déjà assimilé la leçon cézanienne pour avoir admiré ses toiles dans la boutique du père Tanguy. À ce moment-là, comme son aîné, Bernard simplifie à l’extrême, cernant ses formes d’un contour noir à la manière de la gravure japonaise. C’est l’invention du « cloisonnisme ». En 1893, dans l’inventaire que le peintre fait de son atelier, il décrit cette toile comme une « première recherche à teinte plate ».
 
Le vrai père du symbolisme
En 1888, la Bretagne forme un foyer d’innovation picturale sans équivalent. Émile Bernard et Paul Gauguin y travaillent côte à côte, à Pont-Aven où les Bretonnes leur fournissent le motif du symbolisme naissant. Cette année-là, Gauguin peint sa Vision après le sermon, tableau fondateur du courant qui lui fut inspiré par un autre tableau de Bernard, Le Pardon, à l’origine de la brouille entre les deux amis, l’un et l’autre revendiquant la paternité du symbolisme.
 
Madeleine, la sœur
Émile Bernard est rejoint par sa sœur en août 1888 à Pont-Aven. Il réalisera plusieurs portraits d’elle, dont cette Madeleine au bois d’Amour,  aujourd’hui l’un des chefs-d’œuvre d’Orsay et qui impressionna Gauguin à l’époque. À moins que celui-ci ne fut impressionné par la beauté de la jeune femme dont il réalisa lui aussi le portrait. La belle Madeleine mourra dans les bras de son frère au Caire peu après, en 1895.
 
La prostitution
Fervent chrétien, Émile Bernard mit son talent de peintre et sa foi catholique au service de la vertu, notamment pour dénoncer la prostitution dont il aperçut « le vice parisien » par Anquetin et Lautrec rencontrés dans l’atelier de Cormon. Cette scène d’un bordel, pitoyable de solitude, s’inscrit dans la continuité d’un grand pastel commencé en 1885 intitulé, sans équivoque possible : L’Heure de la viande.
 
La période bleue
Exilé en Égypte depuis 1893 après la brouille avec Gauguin, Bernard fait un voyage en Espagne en 1896-1897 où il découvre la peinture des maîtres espagnols, dont Greco et Zurbarán. Il y peint cette composition de mendiants devant un étrange mur bleu. Ce tableau fera fort effet sur le jeune Picasso qui expose alors chez le même marchand, Ambroise Vollard, et donnera naissance à sa période bleue.
  
Le retour à l’ordre : le divorce
De retour en France en 1904, Émile Bernard rompt définitivement avec les avant-gardes, comme le fauvisme, dont il ne comprend pas le sens. Dès lors, il combinera jusqu’à la fin de sa vie la leçon de Cézanne (qu’il n’abandonnera jamais) avec celles des maîtres anciens occidentaux : Michel-Ange, Titien, Raphaël… passant de l’un à l’autre avec, parfois, un certain bonheur. Ce retour à l’ordre formera le divorce entre le peintre, la critique et les institutions qui ne l’accepteront jamais totalement.

Question à...

Fred leeman, historien de l’artComment expliquez-vous que vous soyez le premier à avoir publié, en 2013, une monographie importante sur Émile Bernard ? Parce que c’est un homme très compliqué qui a une longue carrière et qui, n’étant pas mort jeune comme Van Gogh ou Gauguin, a été forcé de se réinventer toujours, parcourant des styles bien différents. Il a donc été difficile de se faire une image cohérente de son œuvre. J’espère qu’avec ce livre et l’exposition du Musée de l’Orangerie nous pourrons corriger cette image.
Bernard a-t-il la place qu’il doit avoir dans l’histoire de l’art ? Absolument pas. Il a toujours été vu comme une porte de service sur les grands artistes, dont Gauguin, et a toujours dû lutter pour exister dans l’ombre des « géants ». Mais je pense que sa grandeur est différente. C’est peut-être pourquoi il s’est d’ailleurs affirmé un peu plus fort que les autres, a poussé son style à l’extrême : pour se faire entendre. Il y a bien eu un moment de désespoir, lorsque le marché n’a pas reconnu son rôle dans l’avant-garde, mais il ne s’est jamais reposé sur ses lauriers, ne cessant jamais de travailler la peinture et la littérature. Peut-être que, en raison de sa personnalité propice à la controverse, il n’a pas non plus été le meilleur pour défendre ses intérêts. Il faut parfois savoir se taire. Lui ne savait pas.
Fred Leeman, Émile Bernard (1868-1941), Citadelles & Mazenod, 496 p., 400 ill. couleurs, 95 €.

« Émile Bernard »

Jusqu’au 5 janvier 2015. Musée de l’Orangerie. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 9 h à 18 h. Tarifs : 9 et 6,5 €. Commissaires : Marie-Paul Vial, Fred Leeman et Rodolphe Rapetti. www.musee-orangerie.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°673 du 1 novembre 2014, avec le titre suivant : Émile Bernard, retour à l’œuvre

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