LE jour où... Käthe Kollwitz apprit la disparition de son fils

Par Pierre Wat · L'ŒIL

Le 23 septembre 2014 - 567 mots

Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.

Mon pauvre journal,
Aujourd’hui, moi qui te confie depuis si longtemps le quotidien de ma vie, joies, peines, déceptions, petits chagrins et grands plaisirs, il faut que je te dise une chose si inouïe, si terrible que je n’ai nul mot à moi pour l’écrire. Je ne peux que recopier ici les premières lignes de ce télégramme que j’ai reçu ce matin. Peut-être qu’en faisant cela je pourrai, si ces mots, soudain, passent à travers ma main, les lire comme s’ils étaient de moi et leur donner un sens. « Madame, votre fils Peter Kollwitz est tombé au champ d’honneur avant-hier, le 23 octobre, avec une quinzaine de ses camarades, à Esen en Flandre occidentale, à une vingtaine de kilomètres au sud d’Ostende, dans un petit bois où sa compagnie fut prise sous le feu d’une embuscade ennemie. Son nom, son grade de Musketier et la date de sa mort ont été inscrits sur la croix sous laquelle il repose désormais. » Voilà, tout est dit et je ne comprends rien, ma tête ne comprend rien, en elle il n’y a qu’un hurlement que je suis seule à entendre, mais ce sont mes mains, comme toujours, qui m’indiquent ce qui se passe. Celles qui viennent de recopier ces mots immondes alors que, d’ordinaire, elles tiennent un pinceau ou ces outils avec lesquels je modèle la terre. Quand j’ai reçu ce message de mort, j’étais justement en train de travailler à une petite sculpture où je poursuivais ma tentative déjà ancienne de modeler la vieille personne. Soudain, comme si mon corps voulait me dire ce que ma raison ne peut entendre, elle est devenue comme une espèce de pietà. La mère assise tient le fils mort entre ses genoux, tout contre elle. Ce n’est plus de la douleur, c’est du recueillement, celui d’une vieille femme seule qui, dans sa sombre méditation endeuillée, comprend que son fils n’a pas été accepté par les hommes. Je ne sais pas si je vais continuer cette sculpture, mon art n’a rien de religieux et tout le monde va voir là des symboles qui ne sont pas miens. Mais comment se faire comprendre là où il n’y a aucun mot ? Quand on perd ses parents on est orphelin, quand on perd son mari on est veuve, mais pour son enfant ? C’est cette douleur sans mots, telle une inanition qui vous creuse le ventre jusqu’à l’épuisement complet, que je voudrais sculpter. Ma sculpture n’a rien de ces Vierges de pitié qui offrent leur fils au monde. Non ! Moi je veux le garder, je veux une fois encore bercer mon tout-petit, lui offrir le refuge de ma glaise contre les embuscades ennemies. Peter, Peter mon enfant, peut-être dois-je, si je veux te garder en moi, renoncer à te montrer aux autres. Peut-être faut-il, simplement, qu’à cette douleur innommable je donne sa juste forme d’absence. Je vois un monument, il sera très long à faire et c’est tant mieux : deux parents, à la fois côte à côte et séparés par le manque. Deux parents grelottant de deuil comme unique manière de crier, silencieusement, en un long recueillement : plus jamais la guerre !

« Apocalypses : les expressionnistes allemands et la Première Guerre mondiale », du 17 octobre 2014 au 11 janvier 2015, Käthe Kollwitz Museum Köln, Cologne (Allemagne), www.kollwitz.de

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°672 du 1 octobre 2014, avec le titre suivant : LE jour où... Käthe Kollwitz apprit la disparition de son fils

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