Tania Mouraud & Camille Morineau

Comment ne pas être féministe quand on vous renvoie l’image d’un citoyen de seconde zone ?

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 23 septembre 2014 - 2004 mots

En pleine préparation de ses expositions au Mac/Val et à Metz, Tania Mouraud a pris le temps d’échanger sur la condition des artistes femmes avec Camille Morineau, historienne spécialiste du sujet qui signe, ce mois-ci, l’exposition Niki de Saint Phalle.

L’œil : Camille Morineau, dans le texte du catalogue « elles@centrepompidou », dont vous étiez la commissaire en 2009, vous écriviez qu’il y aurait un avant et un après cette exposition. Quel a été l’apport de cette dernière ?
Camille Morineau : Il y a eu une prise de conscience, en France, du fait que les artistes femmes ont été longtemps moins montrées, moins achetées et moins publiées que les hommes. Par conséquent, et comme une sorte de double peine, elles ont été ensuite oubliées par l’histoire. Lorsqu’on est historien de l’art ou conservateur, on doit donc faire aujourd’hui un double travail : partir à la recherche de ces femmes et reconstituer une histoire qui s’est perdue. « elles@centrepompidou » a précisément permis de faire remonter ce sujet-là à la surface, d’engendrer une discussion qui n’existait alors pas en France et de briser un tabou institutionnel sur la question. Proposer une exposition permanente et non temporaire, qui devait durer deux ans avant de circuler au Brésil et aux États-Unis, d’où l’on avait « viré » tous les hommes, c’était pour moi politiquement et symboliquement très fort. En 2009, il n’y avait pas eu d’équivalent dans le monde. Certes, je me suis fait, au moment de l’exposition, beaucoup critiquer, y compris par les artistes qui n’avaient pas envie, n’étant pas féministes, d’y participer ; mais au moins, on parlait du sujet de la femme dans l’art. Ce n’était pas une exposition sur le féminisme, mais une exposition sur l’histoire des femmes artistes. Et je remarque que, depuis 2009, les expositions monographiques sur les femmes artistes se sont multipliées. Pour moi, il y a clairement un avant et un après « elles@centrepompidou ».
Tania Mouraud : Je ne peux qu’adhérer à tout ce que dit Camille Morineau. Mais moi, en tant qu’artiste, cette question ne me concerne pas. J’ai l’impression que, lorsque vous faites une exposition ou un magazine sur les femmes, je ne suis plus une artiste, mais une femme. Je ne peux donc jamais être simplement « artiste ». Dans les années 1970, j’avais envoyé un courrier au magazine Flash Art qui avait fait un numéro spécial sur les femmes pour leur demander : à quand un numéro sur les artistes aux yeux bleus et aux cheveux blonds ? Car c’est de cela qu’il s’agit : nous ramener chaque fois au physique, sans vouloir en savoir plus.
C. M. : Je suis d’accord, d’une certaine manière, avec la position de Tania Mouraud. Je la comprends. Mais notre travail est différent : Tania doit défendre son travail d’artiste, tandis que moi je dois défendre un discours historique correct. Et ce discours historique doit dire que Tania Mouraud est une artiste conceptuelle et performeuse qui fait maintenant de la vidéo… Bref, faire un travail d’analyse qui n’a pas été fait au moment où elle réalisait son travail parce qu’on s’intéressait moins à sa production d’artiste. Il y a un rattrapage à faire.
T. M. : Je me souviens avoir participé à un séminaire sur le sujet ; le problème qui avait alors été soulevé était qu’il n’y avait pas assez de thèses d’histoire de l’art sur « une » femme. Lorsqu’un étudiant choisit de faire sa thèse c’est toujours sur « Les femmes des années 1970 ». Je suis d’accord avec ce que dit Camille, car cela correspond réellement à mon vécu. Mais je regrette à chaque fois de faire partie d’un « fourre-tout ».

On pourrait penser le féminisme révolu, appartenant à un moment de l’histoire, les années 1960-1970, et n’étant plus d’actualité aujourd’hui. Or je suis surpris d’entendre les femmes dire que la bataille n’est pas gagnée, y compris dans le milieu de l’art, dans les écoles, les musées, les expositions…
T. M. : Dans les écoles, c’est terrible. Il y a dix ans encore, lorsque j’enseignais en école d’art, les étudiants étaient extrêmement sexistes. Pour eux, « une professeure » ne pouvait pas être une professionnelle, y compris, d’ailleurs, pour les étudiantes qui n’avaient pas encore résolu leur problème avec leur mère. Ce sont souvent celles qui commençaient à devenir féministes seulement quatre ou cinq ans après avoir quitté l’école, jusqu’à ce qu’elles rompent avec les schémas familiaux traditionnels…

Vous, Camille Morineau, avez-vous ressenti des difficultés pour vous imposer au sein des musées ?
C. M. : Je constate simplement qu’il n’y a pas assez de postes décisionnaires dans les grands musées. Nous avons eu une ministre engagée là-dessus. J’espère sincèrement que les choses vont changer. Les musées ne sont pas différents du reste de la société : il y a beaucoup de femmes jusqu’à un certain niveau de responsabilités. Ensuite…

Dans les musées, les expositions, les acquisitions… La parité est-elle une bonne chose ?
C. M. : Je pense sincèrement qu’il faut faire attention, oui. Avant « elles@centre
pompidou », le sujet n’était jamais abordé : aujourd’hui, cela a changé. Tant mieux. Même si je regrette que la presse, en France, ne s’intéresse plus à ce débat, pourtant public aux États-Unis. À l’époque de « elles », on me disait qu’il s’agissait d’un sujet passéiste, ce à quoi je répondais : mais mieux vaut tard que jamais !
T. M. : Personnellement, j’ai été, pour ainsi dire, élevée aux États-Unis. J’ai donc parfaitement intégré cette notion des quotas. Je compte par exemple le nombre de femmes dans l’exposition quand je reçois un carton d’invitation… À l’époque où je donnais des cours d’histoire de l’art, j’ai même essayé d’instaurer la parité des citations. Mais c’était très difficile. Car, bien évidemment, tout le monde se réfèrait à ce qui avait été publié. Or, dans les publications, il n’y a pas de parité, il n’y a que des mecs.
C. M. : Tania a raison, le cœur du problème, c’est l’information : l’information sur les artistes femmes n’est pas suffisamment accessible à tout le monde. Je le redis : il y a un travail de recherche à faire. Les femmes n’avaient pas de galeristes, elles n’ont pas été acquises, elles n’ont pas été exposées… OK ! Il faut donc prendre aujourd’hui le sujet en mains. Je suis partie du Centre Pompidou pour cela.
T. M. : Moi, à la place du gouvernement, je supprimerais les subventions aux expositions lorsqu’il n’y a pas de parité ; en tout cas, lorsqu’il n’y a que des hommes…

Avez-vous vu des artistes femmes disparaître des radars en raison de leur sexe ?
T. M. : Ce n’est pas si évident que cela. Je remarque qu’il y a une énorme déperdition d’artistes qui arrivent à 30 ou 40 ans, indépendamment du sexe.
C. M. : Moi, je trouve, au contraire, qu’il y a eu beaucoup de déperdition. Prenons le cas Niki de Saint Phalle. Certes, c’est une artiste très connue du public. Mais que connaît-on d’elle ? Les Nanas, point à la ligne ! On ne sait pas, par exemple, qu’elle fut cinéaste ou même qu’elle fut une féministe de la première heure. Or je veux que cette information soit accessible à tout le monde, sur Internet. Pour Niki de Saint Phalle, comme pour toutes les autres femmes.

Tania Mouraud, peut-on vous qualifier d’artiste féministe ou est-ce, selon vous, un faux débat ?
T. M. : Il faut nuancer les choses. Quand, dans le milieu artistique, on parle de féminisme, on parle d’un art militant : Orlan, Gina Pane… Bref, d’artistes qui travaillent sur leur corps. Moi, je suis allée sur un autre chapitre, intellectuel et mental. Si être féministe veut dire travailler sur son anatomie : alors je ne suis pas féministe en tant qu’artiste. Maintenant, en tant qu’individu, c’est autre chose : comment ne pas être féministe quand, à chaque pas, à chaque geste que vous faites, on vous renvoie l’image d’un citoyen de seconde zone. Oui, je suis féministe et c’est parce que je suis féministe que je revendique la liberté de faire un travail qui ne soit ni militant, ni labellisé féministe. Vous savez, je dois tout à ma mère qui fut résistante à 19 ans, journaliste CBS pendant la guerre du Viêtnam… C’était une aventurière qui publiait chez Corti et qui avait pourtant deux enfants ! Elle m’a montré que l’on pouvait être une grande professionnelle et être mère de famille. Je ne me suis donc jamais posé la question de savoir si je devais être une artiste ou autre chose. Je devais être une citoyenne, c’est tout.

Avoir un enfant est-il un handicap pour une artiste femme ?
T. M. : Je ne l’ai jamais considéré ; j’ai eu un enfant à 21 ans. Cela pouvait être un handicap lorsqu’il fallait courir pour trouver une garde d’enfant, mais c’est tout. Au contraire, pour moi, la vie est une totalité. Et le handicap était à l’époque davantage social : imaginez qu’une femme qui divorcée n’avait pas le droit de louer un appartement ni d’ouvrir un compte en banque tant que le divorce n’était pas totalement prononcé. La femme passait donc de la tutelle du père à celle du mari. À cette époque, il était évident pour moi qu’il n’y avait pas de différence entre le racisme et la condition féminine. Je dois dire ici que, lorsque j’ai commencé à travailler, je me faisais appeler Mouraud, et non Tania Mouraud. Cela pour que les gens viennent voir mes expositions !
C. M. : Tania Mouraud a raison de rappeler tout cela. Il y a des expositions collectives dans les années 1960 dans lesquelles était Niki de Saint Phalle et qui, sur cent cinquante artistes, avaient un maximum de quatre artistes femmes.
T. M. : Personnellement, j’estime n’avoir pas à me plaindre. J’ai pu bénéficier des années Jack Lang et des centres d’art, puisque les musées m’étaient fermés. Notre société est une société démocratique, en principe, qui a beaucoup de défauts mais qui permet tout de même de s’exprimer. Dans mon cas, j’ai toujours pu le faire, ce que je n’aurais sans doute pas pu si j’étais née ailleurs.

Camille Morineau, vous, êtes-vous féministe ?
C. M. : Mais tout à fait. Le monde doit encore changer. Il y a des gens qui me disent : « C’est fini, il n’y a plus rien à faire. » Je ne suis pas d’accord avec eux. C’est pourquoi je suis pour la discrimination positive !

Le féminisme en 2014, quelle forme doit-il prendre ? La même forme d’engagement que dans les années 1970, avec un salon de l’Union des femmes peintres et sculpteurs, des revues féministes, etc. ?
C. M. : Le féminisme doit maintenant se spécialiser ; j’ai réalisé, dans mon domaine professionnel, l’exposition « elles@centrepompidou » et je travaille aujourd’hui à la création d’un site Internet sur les artistes femmes… J’estime que je dois agir là où je domine mon sujet.

Lorsque vous préparez l’exposition Niki de Saint Phalle, orientez-vous la démonstration dans le sens d’un propos féministe ?
C. M. : Pas du tout, c’est absolument le contraire. C’est en travaillant sur Niki de Saint Phalle que j’ai découvert qu’elle était une artiste engagée. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui m’a poussée à proposer cette exposition : car si moi, historienne de l’art, je ne le savais pas, qu’en était-il des autres ?

Niki de Saint Phalle se disait-elle féministe ?
C. M. : Absolument. Elle n’a pas voulu faire partie des expositions d’artistes femmes, mais elle parle du corps, a un discours féministe, une œuvre féministe… C’est une artiste féministe.
T. M. : Pour moi, quand Niki de Saint Phalle prend le fusil, c’est un geste essentiel de femme, d’une violence inouïe, contre, aussi, la guerre d’Algérie, en utilisant des matériaux qui n’ont jamais été utilisés avant… Là, je me retrouve dans l’œuvre de Niki ! Davantage que dans son œuvre qui parle du corps…

Tania Mouraud, Niki de Saint Phalle était-elle un modèle pour une jeune artiste de votre génération ?
T. M. : Mon modèle, lorsque j’avais 17 ans, c’était Nicolas Schöffer. En tant qu’œuvre, c’était tellement radical, si différent du passé. Eva Hesse a aussi beaucoup compté pour moi. Niki de Saint Phalle, je l’ai connue plus tard. Mes modèles étaient plus sociaux : les Black Power, par exemple, dont on a oublié combien le mouvement était extraordinaire. On ne retient aujourd’hui que la propagande anti-Black Power du FBI, mais c’était bien plus ambitieux : on devait s’engager à ne pas prendre de drogue, à se soigner, à apprendre à lire et à écrire… C’était la révolution !
C. M. : Niki de Saint Phalle parlait d’ailleurs de ses « nanas power ».
T. M. : Femme nature, homme culture : personnellement, j’ai toujours refusé cela.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°672 du 1 octobre 2014, avec le titre suivant : Tania Mouraud & Camille Morineau

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