Rotraut

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 25 août 2014 - 782 mots

Soucieuses de présenter des ouvrages élégants, présidés par des choix graphiques audacieux, les Éditions Dilecta réservent à l’artiste, épouse d’yves Klein, un livre, certes, mais surtout un objet. Et le second de dévoyer le premier.

Le secteur de l’édition ne saurait être épargné par un contexte économique qui, cruel et implacable, cruel car implacable, impose son droit et son rythme. La loi du chiffre n’autorise guère la prise de risque, la rentabilité cadenasse l’inventivité. Histoire vieille comme le monde dont pâtit en premier lieu le genre monographique, partagé presque exclusivement entre le catalogue d’exposition – la faute à une actualité impérative – et le « beau livre » – le luxe demeurant une niche encore préservée. Leurs ouvrages consacrés à Edward Baran ou Dove Allouche, quoique solidaires d’une exposition, respectivement angevine et parisienne, l’ont prouvé : les Éditions Dilecta se distinguent par leur obstination à défendre des livres résolument audacieux en matière de choix graphiques, de polices de caractères et de grammages de papier. Mais cette résistance économique, donc politique, assortie de choix estimables, semble parfois oublieuse du contenu. Quand le flacon entrave l’ivresse.

Sophistication
Par son format (20,5 x 26,5 cm), ce livre broché souscrit à un goût du jour qui, opportun, consiste à proposer des ouvrages de dimensions modestes, et moindres que celles de la traditionnelle monographie. Manière de faciliter la manipulation et, avec, la lecture. La première de couverture accueille un portrait démultiplié de Rotraut et, en relief et en rouge, les lettres translucides du nom de l’artiste, délicatement éparses. Les revers de la couverture et des rabats évoquent une voie lactée qui, outre qu’elle traduit les songeries cosmogoniques de l’artiste, héberge des poèmes de son frère Günther Uecker et de Marc Verdet. Le livre est bilingue : les belles pages, en noir et en italique, sont réservées au texte français, dû à l’écrivain Michèle Gazier, tandis que les fausses pages reçoivent, en romain et en gris, sa traduction anglaise. Un choix qui eût été fluide s’il n’avait été altéré non par l’originalité des polices de caractères, explicitées en fin d’ouvrage, mais par leur collusion cacophonique et par leur taille trop grande relativement à celle du livre. De l’excentricité comme fausse amie.

Flottement
Au sommaire succèdent, dans l’ordre, une ouverture, trois textes aux titres génésiaques, un extrait d’entretien de Rotraut avec Jacques Bouzerand, une liste d’expositions, une maigre bibliographie, une liste de légendes et, enfin, des remerciements curieux en tant qu’ils émanent non de l’auteur mais de l’artiste. Une confusion des genres significative ? Les textes sont entrecoupés par des pages de couleur vive, peuplées de citations, ainsi que par des reproductions inégales – de très rares œuvres sont de piètre qualité, presque pixellisée (Sans titre, 1958) quand certaines photographies jouissent d’effets d’ombre peu heureux. Les textes de Michèle Gazier, servis par une prose moins enlevée que flottante (« Ses œuvres de 1963-1964 racontent cette quête de soi et de l’autre, ce désir de dialogue au-delà du silence », p. 99), n’autorisent guère à avoir une vision synoptique de la trajectoire sinueuse de Rotraut, depuis sa naissance allemande en 1938 à son installation américaine en passant par son mariage avec Yves Klein et sa fréquentation des avant-gardes azuréennes et montparnassiennes. Et, à n’avoir jamais de repères précis – ce qu’eût comblé une biographie succincte – et à n’avoir jamais de précisions esthétiques – ce qu’un historien de l’art eût apporté grâce à une mise en contexte et en perspective –, le lecteur peine à mesurer l’éventuelle importance d’un artiste qui, malgré sa position longtemps névralgique, demeure confidentiel.

Pochade
Michèle Gazier n’est pas André du Bouchet et Rotraut n’est pas Bram Van Velde. Ce n’est pas leur faire offense. C’est simplement reconnaître qu’un livre prétendument pionnier, sauf à rester indolore, doit se munir d’un appareil critique et d’une analyse historique susceptibles de donner à comprendre une œuvre. Les peintures et les sculptures de l’artiste, aussi récentes soient-elles, demeurent lointaines, se refusent à toute approche. Sa production américaine ? « C’est sans nul doute l’espace élargi des terres désertiques et lunaires d’Arizona, et en particulier de la Monument Valley dont elle se dit amoureuse, qui a incité Rotraut à inscrire son œuvre dans le paysage. » On eût aimé croiser Edmund Burke, Jack Kerouac ou Robert Smithson. Or rien de tel, rien de ces noms dans ce livre-objet que nulle subtilité graphique ne parvient parfaitement à relever. Un alibi, peut-être. Le livre pourrait prétendre n’être que cela, qu’une ébauche, qu’un petit essai. Pourquoi pas, dira-t-on. Mais cela reviendrait à susciter un regret et à encourir un risque : faire que Rotraut ne soit jamais une priorité et demeurer une simple promesse, ce que l’histoire de l’art désigne sous le nom de « pochade ».

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°671 du 1 septembre 2014, avec le titre suivant : Rotraut

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