Art contemporain

Et Lucio Fontana devint… Fontana

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 16 mai 2014 - 1250 mots

PARIS

Des couleurs, de l’espace et quelques balafres. La vie de Lucio Fontana (1899-1968) ressemble à son œuvre qui, sous des dehors légers, voire frivoles, cache une trajectoire imparable et un discours de la méthode.

Né le 19 février 1899, Lucio Fontana n’eut guère l’occasion de connaître ce siècle crépusculaire ni son Argentine natale. En 1906, son père, sculpteur, et sa mère, comédienne, tous deux Italiens, quittèrent la clémence de Rosario pour la noblesse de Milan. Retour au pays, donc, où le garçon commença son apprentissage artistique dans l’atelier paternel avant d’intégrer l’Institut technique d’architecture, en 1914. Si le jeune homme, qui fut de toutes les batailles, s’engagea comme volontaire, en 1916 une blessure et une médaille eurent raison d’une fougue, qui, martiale, devint artistique. Son retour argentin, en 1921, affirma le jeune homme dans son désir et dans son talent, comme l’attestent ses réalisations contemporaines, encore chaudes du souvenir de l’Europe, et notamment de Maillol (Monument à Juana Blanco, 1926). C’est donc en artiste expérimenté et reconnu que Fontana revint à Milan pour s’inscrire auprès d’Adolfo Wildt, qui, depuis l’Académie des beaux-arts de Brera, fascina son élève et l’aida à présenter à la XVIIe Biennale de Venise certaines œuvres aux titres tristement univoques (Victoire fasciste, 1929). Il fallut un Homme noir (1930), sauvage et frondeur, géométrique et puissant, pour que Fontana divorce d’une esthétique brune, trop brune : finies la blancheur suspecte, les formes épanouies et les célébrations athlétiques, seules valaient désormais les céramiques colorées, les sculptures filiformes et, avec, les idées du groupe Abstraction-Création, auquel il adhéra en 1935, date de son exposition personnelle à la galerie milanaise Il Milione.

Distance
Réfugié à Rosario durant la guerre, Fontana fut accueilli non pas comme un émigré malvenu, ni comme un exilé revenu, mais comme un enfant prodigue, du pays. Sa gloire transatlantique fut immense et infrangible. Multipliant les expositions, les honneurs et les fonctions – de professeur de sculpture à Rosario et d’arts décoratifs à Buenos Aires –, Fontana fit de l’Argentine l’épicentre de ses recherches nouvelles, y jeta les bases d’une théorisation et d’un déploiement abstraits, débarrassés des oripeaux académiques et émancipés du Novecento italien. Prendre de la distance, toujours. Franchir l’équateur et les défis. En 1946, Fontana, bien qu’il n’ait pas paraphé le Manifeste blanc – déontologie professorale obligeait –, rejoignit les signataires de cet irrésistible brûlot qui enjoignait alors les néons, les lumières, les écrans et les télévisions à investir irrémédiablement le champ de l’art. « Nous abandonnons l’usage des formes connues de l’art et abordons le développement d’un art basé sur l’unité du temps et de l’espace » : programmatique, cette oraison allait trouver dans l’œuvre de Fontana sa traduction ultime. Mais en Italie, cette fois.

Vide
Définitive, son installation milanaise, en 1947, coïncida avec la parution du premier Manifeste spatialiste, bientôt suivi par une Sculpture spatiale, la même année, et par les premiers Concepts spatiaux, dès 1949. Rompant, pour la sculpture, avec les notions de volume et de compacité et, pour la peinture, avec celles de support et de planéité, Fontana faisait du vide un élément inédit, dynamogène. Anfractuosités, percées, béances, gouffres : Fontana explorait toutes les formes et les dimensions de ce vide magnétique, ainsi que l’attestent ses toiles peuplées de trous, maltraitées par un clou, un poinçon ou une lame, manière de suggérer un au-delà de l’œuvre, de se « libérer d’une forme plastique statique ». Certains avaient inventé la perspective, d’autres devaient associer à une couleur leur nom jaloux. Fontana, lui, allait devenir l’homme d’une faille : « Ma découverte a été ce trou, et basta. Je peux mourir après cette découverte. » Avec sa moustache fournie et son front dégarni, qui, s’ils n’avaient été trahis par la malice du regard, lui eussent donné des airs de mathématicien ou d’horloger, Fontana multiplia les perforations (Buchi) sur des toiles désormais constellées de trous laissant filtrer la lumière, parfois naturelle, parfois phosphorescente.

Entaille
En 1950, la Biennale de Venise réservait une salle personnelle à ce foreur magnifique, doué d’une technique chirurgicale, en témoignent les « entailles » (Tagli) qu’il présenta dès 1958 à Milan, puis à Paris : monochrome, la toile se voyait éventrée par un geste sûr et inéluctable, décidé à en révéler l’épaisseur et la noirceur, la texture et la fragilité, à « ouvrir l’espace ». Des entailles pour parvenir aux entrailles. Non pas un sacrilège, au contraire. Juste une assomption de la matière, un raffinement exquis. La gloire était en marche. Assurément. Fontana était de toutes les expositions, héraut d’un art italien dont les deux derniers représentants majeurs – Modigliani et De Chirico – avaient été respectivement une comète fracassée et un objet non identifié. Dans l’espace, dans cet espace qui le fascinait tant, par sa cosmologie et sa cosmogonie, allait revenir à Fontana une place de choix, scintillante. De Milan à Tokyo, de Londres à Minneapolis, galeries et musées s’arrachaient ses toiles spatialistes tandis que leur auteur, au début de l’année 1968, s’installait dans la province de Varèse, berceau de sa famille. La boucle était bouclée, l’ellipse, refermée, la révolution, achevée. Le 7 septembre, Fontana mourrait, le front un peu plus dégarni et la moustache toujours impeccable, implacable. 

Repères

1899 : Naissance à Rosario, en Argentine

1927 : Retour en Italie

1966 : Grand Prix de la Peinture à la Biennale de Venise

1968 : Fontana s’éteint en Lombardie (Italie), où il vivait

Un Fontana inattendu au MAMVP

Sur l’immense photographie d’atelier reproduite dans le hall, Lucio Fontana, cutter à la main, fend sa toile d’un geste sûr : voilà ce que l’on connaît de l’artiste italien, né en Argentine et disparu en 1968. En réunissant plus de deux cent dix œuvres depuis ses débuts dans les années 1930, la rétrospective donne à voir la grande cohérence de son œuvre entière, trop souvent exposée par matériaux ou périodes. Ayant en tête la toile rouge trois fois fendue de l’affiche de l’exposition, on ne s’attend certes pas à trouver les œuvres présentées dans la première salle, telle cette figure masculine à la lance, en plâtre, entre un gladiateur romain et L’Homme qui marche de Rodin. Autour, les terres cuites à la surface rugueuse, ébauchées et peintes, rendent pourtant déjà compte de sa production céramique, qui se poursuivra jusque dans les années 1950, en parallèle de ses premières toiles trouées. La série des Buchi – « trous », en italien –, née en 1949, est évoquée par quatre toiles primitives. Leurs trous offrent un relief à la surface plane de la toile, support classique de l’art. Cette « recherche d’une dimension qui dépasse le tableau » se prolonge dans les années 1960 avec Concept spatial, les Quanta (Concetto spaziale, I Quanta, 1960) présentés au bout de la galerie d’exposition. Là, les neuf toiles rouges trouées et fendues qui la composent se déploient sur le mur blanc, dépassant leur propre dimension jusque dans l’accrochage. La suite est le prolongement de cette recherche, désormais sur la « sensation spatiale » que doit suggérer l’œuvre. Dans l’architecture, par exemple, traitée dans une – trop – petite section du parcours et dans les Ambienti, « environnements spatiaux » éphémères conçus avec des architectes. Au bout du parcours, face à New York 10, issue de sa série de portraits de la ville, la « sensation spatiale » cesse d’être une recherche, une « utopie ». Elle est là, tangible : New York surgit littéralement de ces trois simples grandes plaques de cuivre trouées et grattées, éblouissantes comme les gratte-ciel de verre au soleil.
 

Virginie Duchesne

 

« Lucio Fontana. Rétrospective »

Jusqu’au 24 août. Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 22 h.
Tarifs : 11 et 8 €.
Commissaires : Choghakate Kazarian et Sébastien Gokalp.
www.mam.paris.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°669 du 1 juin 2014, avec le titre suivant : Et Lucio Fontana devint… Fontana

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