Sur L’Iran, une expo sous hautes précautions

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 15 avril 2014 - 1303 mots

À Paris, la préparation de l’exposition « Unedited History » sur la scène iranienne contemporaine s’est faite sur fond de détente diplomatique dans un contexte géopolitique qui reste instable.

Ces derniers temps, la scène artistique iranienne suscite la curiosité. Ainsi, l’Institut des études africaines et orientales de l’université de Londres a-t-il tenu, de janvier à mars dernier à la Brunei Gallery, « Recalling the Future : post revolutionary Iranian art », une exposition de la jeune garde qui devrait finalement être itinérante. À l’automne 2013, l’Asia Society Museum de New York avait, quant à lui, consacré une exposition à l’« Iran moderne », s’arrêtant en 1979. « Unedited History, Iran 1960-2014 » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris entend faire le pont entre cet intérêt récent pour un âge d’or de la société iranienne des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970, en révélant la culture visuelle de la guerre Iran-Irak des années 1980 et, finalement, pour dévoiler une nouvelle scène inédite en dehors du pays. Cela fait trois ans que Catherine David, la nouvelle directrice adjointe du Musée national d’art moderne dont on connaît la curiosité pour les scènes artistiques du Proche et Moyen-Orient, et Morad Montazami, jeune critique d’art franco-iranien nouvellement recruté par la Tate de Londres pour occuper un poste de recherche et de commissariat sur le Moyen-Orient, planchent sur le sujet. Ces deux spécialistes aguerris s’appuient aussi sur l’expertise d’Odile Burluraux du musée parisien et celle de Narmine Sadeg, artiste et maître de conférence à Bordeaux III, pour cerner cette scène complexe.

Un véritable défrichage
À n’en pas douter, l’arrivée à la présidence du pays du réformateur Hassan Rohani aura détendu les dirigeants occidentaux et les relations diplomatiques. Mais le pays est toujours sous embargo et, comme le confiait l’une des commissaires de l’exposition londonienne Ghazal Golshiri à une journaliste du Monde, le convoiement des œuvres reste difficile et doit parfois être effectué de manière officieuse. Alors que le projet français s’était développé d’abord à distance pendant deux ans, l’arrivée du Musée d’art moderne de la Ville de Paris dans la partie a grandement accéléré et facilité les choses. Morad Montazami, Catherine David et l’équipe qui les accompagne se sont rendus à Téhéran, notamment l’an passé à bonne distance des élections de juin 2013 qui ont conduit le modéré Hassan Rohani à la présidence du pays, et ont ainsi pu prendre le pouls d’une ville bouillonnante sur le plan artistique. Le séjour a aussi été crucial pour tisser une relation de confiance avec les partenaires du ministère de la Culture iranien et le Musée d’art contemporain de Téhéran. Mais qu’on ne se leurre pas, le contexte géopolitique souffle le chaud et le froid sur la préparation de l’événement et, jusqu’à son ouverture, les propos sont attentifs. « La détente géopolitique est un facteur avec lequel on devra composer jusqu’à la dernière seconde, c’est une réalité quotidienne, au rythme des articles qui sont publiés », précise Morad Montazami. « Mais cela n’a rien à voir avec l’état d’esprit de nos partenaires sur place qui est excellent. »

Une scène dynamique
La liste d’« Unedited History » est surprenante, car aucun nom, ou presque, n’est connu, alors même que le marché international témoigne d’une certaine appétence en la matière. On ne parle pas dans cette exposition que des seuls Shirin Neshat, Shirana Shahbazi et Abbas Kiarostami, ni de la vente organisée par Christie’s en octobre dernier à Dubaï qui rassemblait les scènes iraniennes, arabes et turques. C’est que Montazami et David ont veillé à ne pas entrer dans ce jeu-là et préféré tailler leur propre exclusivité, choisissant des électrons libres de la scène téhéranaise ou de très jeunes pousses (Barbad Golshiri, Tahmineh Monzavi sont nés dans les années 1980) en plus de faire découvrir certains maîtres inconnus chez nous (Bahman Mohassess). D’ailleurs, la diaspora iranienne brille par son absence. « C’était un choix délibéré de notre part, assume Morad Montazami. Dans l’exposition, nous réunissons trois générations d’artistes, trois grandes époques, des archives sont exposées avec des œuvres, du matériel très hétérogène provenant de la sous-culture aux côtés de peintres parmi les plus emblématiques de la modernité, le parti pris du local nous donnait de la cohérence, un fil conducteur fort. Mais la diaspora n’est pas totalement absente de l’ensemble, on la retrouve dans certains détails. On a choisi de montrer des parcours inédits. » D’autant que la scène est loin d’être timorée. Téhéran, capitale de plus de huit millions d’habitants (et c’est sans compter sa banlieue) peut se vanter de programmer des biennales de peinture, photographie, dessin, graphisme, tout en voyant son réseau de galeries privées se développer.

L’enseignement artistique est foisonnant dans les universités du pays (l’histoire de l’art y est toutefois portion congrue) et tous les artistes ou presque convergent vers Téhéran. Certains lieux associatifs témoignent de la même énergie que leurs alter ego occidentaux, à l’instar de la Parking Gallery, fondée en 1998 par l’artiste Amirali Ghasemi, ou Sazmanab dont la programmation a commencé en 2009 et accueille des résidences internationales comme le rapporte la critique d’art Daria Kirsanova. La scène iranienne ne vit pas dans l’autarcie et assume au contraire un professionnalisme et des connexions internationales auxquelles on ne se serait pas attendu. Même le Musée d’art contemporain exposait à l’automne 2012 l’Allemand Günther Uecker (exposé à Saint-Étienne l’année précédente). Une douzaine de galeries font désormais autorité, et Morad Montazami explique que, chaque vendredi, les vernissages attirent bon nombre d’amateurs et de collectionneurs : « C’est une culture iconophile. » Et une culture contemporaine qui hérite d’une histoire de l’art riche et d’un passé magnétique.

Le pari d’une vision nuancée
C’est ainsi que la première partie de l’exposition montrera, avec le récit des dix années glorieuses du festival de Shiraz-Persépolis, que la globalisation s’appelait alors cosmopolitisme. L’avant-garde artistique convergeait vers ces paysages glorieux, de Ravi Shankar à John Cage, en passant par Iannis Xenakis et Karlheinz Stockhausen. « Unedited History » assume complètement cette part documentaire et aussi sa mission pédagogique, tout en espérant résister au didactisme. C’est qu’il faut donner aux spectateurs parisiens (avant ceux du Maxxi de Rome, déjà partenaire) les clefs de cette culture visuelle complexe. La photographie documentaire se taille à cet effet la part du lion de l’exposition et rassemble des corpus fondamentaux, y compris ceux réalisés pendant la guerre Iran-Irak.

L’exposition parisienne assume parfaitement de rendre compte d’une identité iranienne sans recourir au passé persan plus qu’il ne faut. Elle regarde en face la période révolutionnaire et la guerre, elle assume clairement de montrer des artistes de la révolution, comme le peintre révolutionnaire Kazem Chalipa, ainsi que des esprits libres comme celui du réalisateur Kamran Shirdel. Et la place faite à la religion étonne : « On s’intéresse à la particularité de la culture visuelle chiite iranienne dans le monde arabo-musulman à partir notamment des archives de la guerre. On montre aussi les empreintes païennes et mythologiques de la religion dans les œuvres des années 1970, dans le cinéma de Parviz Kimiavi ou la peinture de Bahman Mohassess. Puis, avec la révolution et la guerre, la question religieuse revient au centre, les discours officiels s’ajoutent aux slogans populaires que l’on a voulu traiter en ayant recours au documentaire, en exposant des affiches politiques. Ce sera une partie très vivante et bruyante de l’exposition », explique le commissaire associé. Ainsi, « Unedited History » négocie en permanence entre les différents courants qui composent la scène iranienne des cinquante dernières années. « Un principe de négociation qui, en Iran, n’a rien à voir avec le marchandage », précise Morad Montazami. Les commissaires font un pari, celui d’une vision nuancée et d’une analyse culturelle désireuses de renouveler la connaissance d’un sujet jusqu’ici montré à gros traits. Et en espérant aussi que la détente diplomatique permette à l’avenir encore plus de découvertes.  

« Unedited History. Iran 1960-2014 »

Du 16 mai au 24 août. Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 22 h. Tarifs : 11 et 8 €. Commissaires : Catherine David, Morad Montazami, Odile Burluraux, Narmine Sadeg et Vali Mahlouji.
www.mam.paris.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°668 du 1 mai 2014, avec le titre suivant : Sur L’Iran, une expo sous hautes précautions

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