L’idiot qui peint

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 19 mars 2014 - 505 mots

Difficile de nier l’apport des technologies de l’information à la création artistique. Pour s’en convaincre, il n’est pas même nécessaire d’aller fouiller du côté de l’art numérique ou du bio-art : il suffit de penser à l’usage, désormais banal, que l’immense majorité des artistes contemporains font de la suite Adobe, le logiciel Photoshop en tête.

Sauf à mimer nos anciens les modernes et à s’accrocher à l’arsenal désuet du peintre, il faut bien reconnaître que nous avons basculé dans l’ère de la CAO : la création assistée par ordinateur. Pour autant, personne n’imagine que l’artiste, même bardé de logiciels et farci d’algorithmes, puisse être autre chose qu’un être humain. Malgré l’omniprésence de l’informatique et ses avancées fulgurantes, chacun convient que celle-ci doit rester bornée au rôle de simple outil. À l’intelligence artificielle (IA), même la plus sophistiquée, il manquerait en effet ce qui fait de la création artistique le propre de l’humanité : l’imagination, la culture et la sensibilité.

Depuis 2006, un chercheur anglais s’attache pourtant à battre en brèche cette évidence et cherche à faire reconnaître comme un artiste à part entière… un logiciel informatique. Professeur de créativité computationnelle au Goldsmiths College à Londres, Simon Colton s’est en effet donné pour mission d’appliquer dans le champ de l’art les méthodes de traitement de l’information à l’œuvre dans la recherche en intelligence artificielle. Autrement dit, il propose de traduire en algorithmes et en programmes informatiques les aptitudes supposées caractériser l’artiste, à commencer par la capacité à interpréter un motif pour en donner une représentation originale. Afin de démontrer ce que son programme a de singulier sinon d’humain, Colton l’a baptisé « The Painting Fool », littéralement « l’idiot qui peint ». Outre son pied de nez à l’intelligence informatique, un tel nom évoque immanquablement Jean-Yves Jouannais, qui fait de l’idiot – étymologiquement le particulier, le singulier – la figure archétypale de la modernité artistique.

De fait, la singularité est précisément ce qui caractérise le Painting Fool. À première vue, celui-ci pourrait s’apparenter à n’importe quel programme d’art génératif, dont il partage la non-prédictibilité et la capacité à évoluer sui generis. Sauf qu’il possède aussi la faculté de déceler l’« humeur » de son modèle et d’ajuster sa palette, sa technique et même son médium (peinture, pastel, etc.) à l’émotion qu’il en aura perçue – joie, colère, tristesse, etc. Cette caractéristique confère à ses « œuvres » une étonnante variété, de sorte qu’on serait bien en peine de lui attribuer un style et une manière propres. Contre toute attente, ce sont précisément cette diversité et cette aisance à sauter d’un registre à l’autre qui trahissent le programme informatique. L’artiste artificiel de Simon Colton a beau présenter des traits singuliers, il lui manque ce petit supplément névrotique qui pousse tout créateur à creuser son sillon et à remâcher les mêmes obsessions. Sans cette persévérance, que certains nomment le style, point d’œuvre digne de ce nom. À cet égard, le Painting Fool est encore bien trop sage et gagnerait à se voir insuffler un petit grain de folie…

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°667 du 1 avril 2014, avec le titre suivant : L’idiot qui peint

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