Charles de Meaux : « Le monde du cinéma a des réflexes conservateurs »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 20 février 2014 - 2172 mots

Souvent dans l’ombre, le réalisateur et artiste joue une place centrale dans la génération Parreno-Huyghe. Il est l’une des surprises du Nouveau Festival à Paris.

L’œil Vous êtes un réalisateur  et un artiste contemporain reconnu de l’Amérique du Nord  à l’Asie ; vous avez notamment produit un film qui a reçu la Palme d’or à Cannes tout en étant l’un des premiers à avoir travaillé avec Philippe Parreno, Pierre Huyghe et Dominique Gonzalez-Foerster sur l’espace entre arts plastiques et cinéma. Comment est venu votre intérêt pour cet entre-deux ?

Charles de Meaux Le cinéma a vraiment façonné l’imaginaire de ma génération. Il n’y a qu’à voir le nombre de titres d’expositions qui sont empruntés aux titres ou aux répliques de films. Et je ne parle pas de l’influence du cinéma sur la littérature ou la mode… C’est donc très naturellement que le désir de questionner, voire de s’emparer, de ce médium est apparu. Face à une industrie du cinéma très figée dans ses certitudes, il nous paraissait intéressant de questionner tous ces codes, en quelque sorte de démonter le jouet. C’est un champ d’investigation incroyable, un terrain de jeu formidable avec des enjeux artistiques forts : la question de la narration, les rapports entre le réel et la fiction, entre le récit et la géographie politique, l’envie de définir une esthétique du réel entre science-fiction et politique-fiction… Je n’ai pas été le seul à investir ce champ : Dominique Gonzalez-Foerster, Philippe Parreno, Pierre Huygue, Liam Gillick, Douglas Gordon, Rirkrit Tiravanija, Apichatpong Weerasethakul ou Nicolas Bourriaud [critique d’art, actuel président de l’École des beaux-arts de Paris, ndlr], qui commençait à théoriser sur l’esthétique relationnelle, ont été parmi ceux que ces questions passionnaient.

Avec Dominique, Philippe et Pierre, nous avons fondé en 1997 la société de production Anna Sanders Films soutenus par Xavier Douroux et Franck Gautherot du Consortium de Dijon. La société, qui tient son nom d’un personnage de fiction inventé pour la circonstance, a été conçue pour produire Le Pont du trieur, mais c’est Blanche-Neige Lucie de Pierre Huyghe qui a été notre première production. On a d’ailleurs pu revoir ce film dans la récente exposition de Pierre au Centre Pompidou. Nous avions en tête cette idée très simple que la maîtrise de l’outil de production donnait en partie la maîtrise de la création des images. Et qu’il n’y a finalement pas tant de distance entre la création de l’image et sa production… Il était très important de sortir de l’aspect laboratoire pour « faire les choses en vrai », comme le font par exemple les architectes. Sont venus ensuite graviter autour d’Anna Sanders, de façon plus ou moins active, de nombreux artistes passionnés par cette promesse de cinéma : Douglas Gordon, Rirkrit Tiravanija, Apichatpong Weerasethakul, et d’autres.
Diffuser vos films dans  les musées plutôt que dans  les cinémas vous a-t-il semblé  une évidence ?
Je n’ai pas une démarche de choix exclusif de diffusion. Chaque projet fait pencher la balance soit du côté du champ de l’art, soit du côté des salles classiques de cinéma. À la fin des années 1990, cette intuition que l’on peut aussi montrer des images de cinéma dans une salle d’exposition est très nouvelle. Mais il est certain que les moteurs de notre pratique venaient plus de l’art conceptuel ou « pop », voire même du DIY [Do It Yourself, ndlr] des musiciens punks que des écoles de cinéma. J’ai donc, au départ, été mieux accepté dans le champ de l’art que dans les circuits de distribution de films. C’est une question de regard sur la pratique. Mais nos films ont également  été diffusés en salles, comme Le Pont du trieur que j’ai coréalisé avec Philippe Parreno et qui explore le mythique Pamir, en Asie centrale, ou Shimkent Hotel avec Melvil Poupaud et Romain Duris, Stretch avec Nicolas Cazalé et David Carradine et, bien sûr, les films d’Apichatpong Weerasethakul.

Avez-vous réussi à vivre rapidement de ces productions ?
J’ai commencé au moment où la révolution numérique a rebattu toutes les cartes. Cela a été une opportunité formidable, un luxe incroyable : on pouvait enfin faire des films dans une économie  fragile ! Et Le Pont du trieur a été un accélérateur incroyable : j’ai pu enchaîner les projets directement.

Vos œuvres ne sont pas sur  le marché, pas dans les galeries. Pourquoi ?
J’ai été très aidé au début par des galeristes comme Édouard Merino et Florence Bonnefous (Air de Paris) ou Emmanuel Perrotin, qui n’était à cette époque pas très riche, et d’autres. Mais je n’ai pas eu vraiment besoin de travailler spécifiquement avec une galerie. Les projets se sont enchaînés. Il faut aussi admettre que ces projets sont parfois assez difficiles à produire et au-dessus des possibilités ordinaires d’une galerie.

Au Centre Pompidou, pour  le Nouveau Festival qui se veut un laboratoire des nouvelles formes de la création contemporaine, vous êtes actuellement le conducteur d’un train fantôme particulier. Quelle est la genèse de cette intervention ?
J’ai été invité par Bernard Blistène et Sylvie Pras à montrer mon travail au Centre Pompidou. Nous avons longuement discuté avec Bernard, et j’ai aimé l’idée d’investir l’espace gratuit du Centre. Quelque chose comme rester dans la cité, cela se rapproche de choses que j’ai faites dans l’espace public. Au départ, je ne me rendais pas compte du gigantisme de cet espace et j’ai naïvement proposé plusieurs interventions. Puis la réalité a repris ses droits et j’ai proposé une installation au milieu du Forum. Tout est parti d’une sorte de flânerie, un peu au sens de Walter Benjamin autour de l’architecture de Beaubourg, cette idée de se trouver sur la Plazza, de regarder les immenses tuyaux blancs et de se demander où ils vont… Et d’imaginer qu’ils ressortent au milieu du Forum comme de gigantesques viscères du Centre habitées de réminiscences des images qui ont forgé nos imaginaires.
Le visiteur, le flâneur, est invité à pénétrer dans l’un de ces tuyaux et, grâce à un dispositif d’écrans pilotés par ordinateur, à expérimenter une version technologique du train fantôme. C’est aussi une sorte d’hommage aux début du Centre puisque, lors de son inauguration en 1977, Tinguely avait installé un train fantôme. Vous parliez de financement : sachez que cette installation est financée principalement par le Centre et le Nouveau Festival de Bernard Blistène.

Si vous êtes peu présent dans  les musées français, à l’étranger, vous avez été l’invité de grandes institutions comme le Guggenheim de New York ou le Musée Busan de Corée du Sud,  un pays avec lequel vous semblez entretenir des relations particulières…
Je ne vais pas jouer les martyrs… Le Fnac a acheté des choses et on a pu voir un film dans la rétrospective anniversaire à Toulouse. Mais il est vrai que je travaille beaucoup à l’étranger. J’ai le goût des voyages sans doute ! J’ai des souvenirs incroyables à New York, comme lorsque Creative Time a projeté, une fois par heure pendant quatre mois, Next Astronaut sur l’écran géant de Times Square, ou au Texas, à Marfa. Mais il est vrai que je passe la plus grande partie de mon temps en Asie où les projets se succèdent. J’ai eu la chance d’être invité en Corée pour des expériences exceptionnelles. Pour le Busan New Museum, j’ai pu construire un écran géant dans la baie, sur l’eau. Au vernissage, il devait aussi y avoir Nam Jun Paik mais, malheureusement, celui-ci est décédé deux semaines avant ; je ne l’ai donc jamais rencontré. En 2012, j’ai été invité à l’occasion de l’expo universelle de Yeosu. J’ai conçu une sorte de sculpture sonore, « des sons en relief », qui représentait six paysages. Un écran long de 220 m présentait la ligne d’horizon et les coordonnées géographiques du lieu comme une sorte de cartel étrange. Je dois avouer que c’est la première fois que je voyais autant de monde. On parle de plus de huit millions de visiteurs !

Vous avez aussi un projet fou  en Chine : le long métrage Portrait de femme cofinancé par des producteurs chinois…
La Chine est une société d’une extrême brutalité mais bouillonnante. J’ai l’impression que c’est un peu comme être à New York en 1800, on ne sait pas ce qui va émerger de ce sentiment de chaos. Bien sûr, il y a le régime politique, la pauvreté, mais une société nouvelle est en train de naître. Ce film cependant est né à Dole, en Franche-Comté. Un jour, j’ai par hasard visité le Musée de Dole et j’ai été fasciné par le portrait d’une femme, une femme chinoise. Le portrait était de façon évidente chinois bien que certains éléments de perspective trahissent une influence occidentale. J’ai appris ainsi qu’un jésuite originaire de Dole, Jean-Denis Attiret, était le peintre officiel de la cour de Chine au XVIIIe siècle, et que ce portrait représentait l’impératrice Ulanara à la destinée tragique qui fut répudiée par l’empereur pour s’être coupé les cheveux de désespoir, geste réservé à la mort de l’empereur dans l’étiquette chinoise… Quelques mois plus tard, après une discussion de café à Pékin avec deux producteurs chinois, le film était lancé. Cette aventure est incroyable, avec la star Fan Bingbing, Melvil Poupaud et des travaux de reconstitution de la Cité interdite sans limites.

Vous aimez les challenges :  vous produisez depuis longtemps les films du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, « au forceps » dites-vous, alors que son talent est reconnu mondialement…
Le monde du cinéma a des réflexes conservateurs ! Mais il est bon joueur : trois prix au Festival de Cannes – le prix Un certain regard pour Blissfully Yours en 2002, le Prix du jury en 2004 pour Tropical Malady, la Palme d’or en 2010 pour Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures. Bien sûr, en termes de nombre d’entrées, ce sont des films fragiles – encore que… Mais ce qui compte, ce n’est pas uniquement le nombre de gens que vous touchez, mais la façon dont vous les touchez. Un jour, dans un café parisien, un homme est venu me voir et m’a dit : « Je vous ai vu lors de la sortie du Pont du trieur ; depuis, je pense à votre film tous les jours. »

Êtes-vous collectionneur ? Possédez-vous des œuvres de vos amis plasticiens ?
Je ne collectionne pas ; je ne possède rien et je ne rêve pas d’un musée chez moi. Pour moi, l’art ce ne sont pas des objets qu’on accroche. Y compris de l’art classique. Ce qu’il me reste sont des flashs, des réminiscences : Vermeer et ses lumières, Brueghel et ses foules grimaçantes…

Quels sont les artistes que vous admirez ?
Tous !

Jeff Koons ?
Je n’ai pas de vibration particulière pour son travail, mais j’aime son côté démiurge des matières, ses œuvres gigantesques, technologiquement incroyables. Je pense qu’il marquera son époque comme Warhol l’a fait avant lui. Je suis en revanche fasciné par Donald Judd ou Daniel Buren qui ont un vrai sens du paysage. J’estime que certains artistes donnent des outils aux autres, comme Buren ou Pasolini pour le cinéma. À la différence de Godard, dont j’aime le résultat du travail, mais dont je trouve qu’on a du mal à faire des enfants à partir de son œuvre. À l’opposé, Kubrick propose une forme qui m’impressionne, mais je ne sais également pas quoi en faire après. Mon installation au Centre Pompidou parle de ces réminiscences des formes.

Les expositions actuelles  de Philippe Parreno et  Pierre Huyghe ?
Bien sûr j’admire la manière dont Philippe Parreno s’est saisi de l’architecture du Palais de Tokyo, sa vision qui fait sens d’un lieu se retrouvant œuvre d’art. Pierre Huygue aussi me procure des émotions intenses par ses récits. Avec l’un comme l’autre, j’ai l’impression de vivre dans leur pensée depuis longtemps.

Repères

1967
Naissance à Istanbul

1997
Il cofonde la société de production Anna Sanders Films avec Parreno, Huyghe, Gonzales-Foerster, Douroux et Gautherot

2000
Sortie du film Le Pont du trieur avec Parreno

2006
La vidéo You Shoud Be The Next Astronaut est montrée pendant quatre mois, une fois par heure, sur l’écran de Times Square

Performance Marfa Mystery Lights

2010
Palme d’or à Cannes pour Oncle Boonmee, le film d’Apichatpong Weerasethakul qu’il a produit

2012
Artiste invité à la Yeosu World Expo

2014
Tourne un film en Chine

Charles de Meaux À Beaubourg

Invité de la 5e édition du Nouveau Festival, le réalisateur Charles de Meaux a conçu pour le Centre Pompidou une installation au milieu du Forum, invitant le visiteur à parcourir la mémoire de l’institution à travers un « train fantôme » numérique. Outre ce dispositif, il présente également, sur proposition de Sylvie Pras, responsable des Cinémas au Centre, une sélection de ses films dont le dernier long-métrage Stretch avec David Carradine et Nicolas Cazalé. Cette programmation, intitulée « Face B », comme un clin d’œil aux pépites que l’on trouvait sur les faces B des vinyles, inclut également des réalisations ou productions plus rares et mal connues de l’artiste dans lesquelles on retrouve Dominique Gonzales-Foerster, Melvil Poupaud, Lawrence Weiner, Pierre Huyghe, et d’autres.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°666 du 1 mars 2014, avec le titre suivant : Charles de Meaux, Le monde du cinéma a des réflexes conservateurs

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