Art et science-fiction, je suis ton pair !

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 19 février 2014 - 1342 mots

À un moment où le genre s’affirme de plus en plus comme une référence culturelle, les artistes qui, comme Bill Vorn ou Gilles Barbier, mobilisent les thèmes chers à la science-fiction sont légion.

Elles se tiennent dans une demi-pénombre embuée de rouge, de jaune ou de violet. D’abord presque immobiles, elles s’animent à votre approche : ici, de grandes lianes électriques balancent dans le vide leurs extrémités lumineuses ; plus loin, des robots aux formes arachnéennes secouent mécaniquement leurs pattes dans un cliquetis de métal. Elles semblent mal s’accommoder de votre présence car, à présent, elles hurlent et menacent d’un grondement robotique, avant de reposer un instant puis de reprendre leur tapage. Vous assistez à la scène en intrus sans trop savoir quoi faire, inquiet et impuissant…
Vous n’êtes pas devant le dernier Terminator, mais dans une exposition d’art numérique. Les machines folles qui dysfonctionnent ainsi hors de tout contrôle sont l’invention du Canadien Bill Vorn à qui le Centre des arts d’Enghien-les-Bains consacre, jusqu’au 23 mars 2014, sa première exposition monographique en France. De l’aveu de l’artiste, elles sont une matière à projection – au sens psychiatrique du terme : bien que douées d’une relative autonomie (munies de capteurs, elles réagissent aléatoirement à votre présence), elles ont été dessinées et programmées pour figurer l’hystérie, la paranoïa et quelques-unes des maladies que pourrait recenser un DSM imaginaire. Pour le spectateur, elles évoquent aussi ces récits de robots incontrôlables qui ont essaimé l’histoire de la science-fiction. D’ailleurs, Bill Vorn reconnaît avoir été très largement nourri par ce genre narratif : « Je suis né là-dedans, explique-t-il. J’ai grandi avec les bandes dessinées de Métal hurlant [lire p. 78] et des films comme Alien et Blade Runner… »

L’art contemporain contaminé par la SF
Sur la scène numérique, les artistes qui mobilisent les thèmes chers à la science-fiction sont légion. Et pour cause : ils partagent avec elle une même approche critique de la science et des techniques. De façon plus inattendue, cette parenté touche aussi une frange significative de l’art contemporain et l’on ne compte plus les plasticiens dont les œuvres font du discours, des méthodes ou de l’imagerie scientifiques une référence et un point d’ancrage. Cet engouement s’explique d’abord par l’accélération formidable des techniques. Dans un présent de plus en plus façonné par la révolution numérique et « virtualisé », il est logique que la création artistique se saisisse des transformations en cours pour mieux questionner leur impact sur nos comportements et sur nos vies. Or cette mise en question est aussi au cœur de la science-fiction : « Contrairement à une idée reçue, elle n’a aucune valeur prédictive, rappelle Marc Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs  à Yverdon-les-Bains (Suisse), où se trouve le plus grand fonds européen dédié au genre, avec 130 000 objets. Elle ne fait que refléter de manière déformée ce qui est déjà en gestation et décrit la manière dont un ou des  personnages y réagissent. »

Chez beaucoup d’artistes, la parenté avec l’univers de la science-fiction va bien au-delà d’une seule communauté d’intérêt. Parce qu’il est narratif, le genre offre aussi un modèle particulièrement opérant pour qui entend mettre en scène les transformations du monde. C’est notamment le cas de Gilles Barbier : depuis les années 1990, le plasticien français ne lui emprunte pas seulement ses thématiques, mais aussi sa manière de mettre en récit. « La science est un fluide et aucune de ses très nombreuses disciplines n’est jamais stagnante, explique-t-il. En ce sens, son actualité est toujours un état situé entre ses évolutions passées et ses développements futurs. Ces derniers coexistent avec l’actualité établie sous forme d’hypothèses, de fictions ou, pour reprendre une formule qui m’est chère, sous la forme “d’autres états possibles”. La science-fiction, en tant que genre littéraire, joue sur ces “autres états possibles” et, effectivement, c’est cela que j’ai tenté de transposer dans l’univers spécifique de l’art. »
Art de masse infusant largement le cinéma et la bande dessinée, la science-fiction est aussi mobilisée comme  référence culturelle : « Beaucoup d’artistes contemporains s’inspirent de formes qui appartiennent désormais  à la tradition, note Marc Atallah. Ils dialoguent avec l’histoire de la science-fiction elle-même. » Il faut dire qu’à l’instar de Bill Vorn, nombre d’entre eux sont « nés dedans » et retournent d’autant plus volontiers puiser dans son univers que la science-fiction a acquis une vraie légitimité au cours  des dernières décennies.

Du pulp au pop

Née avec la révolution industrielle dont elle projette l’ombre portée dans l’univers du roman, puis des comics et du cinéma, elle a pourtant longtemps été tenue pour une subculture. Cantonnée aux loisirs populaires, elle intéresse alors peu l’élite artistique, dont le modernisme est à mille lieues de son esthétique bon marché. Si elle partage tout de même avec les avant-gardes quelques thématiques, dont la vitesse ou l’intérêt pour la science et l’industrie, il faut attendre les années 1950 pour que le monde de l’art lorgne sérieusement vers elle. C’est le proto pop art anglais qui, le premier, ira y puiser les éléments d’un renouveau esthétique. En 1956, l’exposition  « This is Tomorrow » à la Whitechapel Gallery à Londres multiplie ainsi les références au genre : les membres de l’Independent Group y adoptent notamment pour mascotte Robby, le robot asimovien de Planète interdite, film à grand succès sorti l’année même sur les écrans.
De l’autre côté de l’Atlantique, il faut attendre les années 1960 pour que la science-fiction commence à infuser la création plastique. Dans l’anthologie Art et science-fiction, l’historienne de l’art Valérie Mavridorakis pointe son apport décisif dans l’œuvre d’un Robert Smithson, et note au passage la parenté formelle qui court du monolithe de 2001 aux sculptures d’un Donald Judd… Le genre offre alors une échappée possible hors des credo du modernisme : « Chez Smithson, explique-t-elle, il s’agit de se saisir d’un champ de référence alternatif pour proposer d’autres outils d’analyse, d’autres méthodes, d’autres regards pour lire l’histoire de l’art. Au même titre que d’autres subcultures, la SF n’appartient pas au champ de l’art contemporain, raison pour laquelle elle offre l’opportunité d’un autre discours. Comme pour le proto pop art dix ans plus tôt, elle permet de rompre avec les modèles d’avant-guerre, le surréalisme notamment. »

« Le futur n’a plus d’avenir »
En puisant leurs motifs et leurs références dans les cultures populaires, les artistes dont il vient d’être question ont largement contribué à flouter la hiérarchie qui sépare la science-fiction du monde académique et des beaux-arts. Dans leur sillage, le genre est devenu un thème d’exposition banal et sa reconnaissance institutionnelle touche jusqu’à ses formes les plus populaires, de la bande dessinée au cinéma. Jusqu’au 11 mai prochain, le fonds Hélène et Édouard Leclerc à Landerneau délaisse ainsi l’art moderne et contemporain et consacre une exposition à Métal hurlant, revue française créée en 1975 à qui l’on doit d’avoir propulsé Moebius, Jodorowsky ou Druillet. Dans la même veine, la Cité du cinéma accueille en ce moment « Star Wars Identities ». L’exposition réunit deux cents pièces (maquettes, croquis, costumes, etc.) liées à l’univers de George Lucas. À mesure qu’elle s’institutionnalise, la science-fiction devient en somme un fonds culturel commun à recycler. Serait-elle dès lors condamnée à se conjuguer au futur antérieur ? Selon l’historien d’art Arnauld Pierre, c’est ce à quoi inclinent en tout cas nombre d’artistes contemporains, parmi lesquels Raphaël Zarka ou Vincent Lamouroux. Puisant  dans les inventions des décennies  passées, notamment l’aérotrain, ces artistes prennent un malin plaisir  à souligner l’obsolescence de toute technique. « Rétrofuturistes », leurs œuvres nous suggéreraient que l’avenir est déjà passé…

« Bill Vorn, Soft Metal »

Jusqu’au 23 mars 2014.
Centre des arts d’Enghien-les-Bains (95).
Ouvert du mardi au vendredi de 11 h à 19 h, le samedi de 14 h à 19 h, le dimanche de 14 h à 18 h.
Commissaire : Emmanuel Cuisinier.
www.cda95.fr

« Star Wars Identities »

Du 15 février au 30 juin 2014.
Cité du cinéma, Saint-Denis (93)
Ouvert tous les jours de 10 h 30 à 20 h, le vendredi jusqu’à 21 h 30.
Tarifs pleins : 22 et 19,90 €.
www.starwarsidentities.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°666 du 1 mars 2014, avec le titre suivant : Art et science-fiction, je suis ton pair !

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