Gotlib : les aventures d’un Superdessinateur

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 18 février 2014 - 2047 mots

Auteur phare de Pilote, le papa de Pervers Pépère et de Superdupont s’est appliqué à remettre en cause les conventions de la BD avec un sens esthétique « énorme ».

Elle est toute petite, mais on la voit partout. Avec sa carapace rouge fraise, ponctuée de pois noirs, la tête à l’air et ses antennes en zigzag, elle se balade sur ses petites gambettes d’une feuille à l’autre, ici dardant à travers une loupe la signature de son auteur, là au repos affalée contre une souche. À moins qu’elle ne fasse le zouave, déambulant au beau milieu de toute une palanquée de chefs-d’œuvre ; ou bien encore prenant appui sur une guitare qui la dépasse, les doigts courant sur le manche, en train de jouer un morceau silencieux, telle qu’elle apparaît en page titre du site de Gotlib. La petite coccinelle que ce dernier a imaginée en 1970 dans sa série Rubrique-à-brac est tout aussi célèbre que le créateur de Fluide glacial (1975). Marcel Gotlib est à la bande dessinée ce qu’Alphonse Allais est à la littérature d’humour, à savoir un artiste bourré de talents qui manie avec le même plaisir goûteux le dessin et les mots. La référence à l’auteur de la série de monochromes aux titres aussi incongrus que « Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige » ou « Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge » n’est pas innocente : la totalité de son œuvre figure au premier rang de la bibliothèque du dessinateur, à portée de main, de quoi pouvoir à tout moment aller s’y ressourcer.

Comptable à l’Office commercial pharmaceutique
Né à Paris en 1934, de parents de confession juive, d’origine roumaine pour son père et hongroise pour sa mère, Marcel Gotlib a vu le jour le… 14 juillet ! S’il ne se souvient pas « parce que c’est trop vieux », dit-il, du gamin qu’il était et qui recouvrait de « gravures rupestres » les murs de l’appartement familial au grand dam de son père obligé de les repeindre sans cesse, il se rappelle très bien en revanche de ce jour de 1942 où la police a emmené ce dernier – qu’il ne reverra plus jamais – et de cet autre, quelques mois plus tard, où sa mère, prévenue d’une rafle, a réussi à le cacher avec sa sœur. Le dessin, c’est toute sa vie. Dès l’adolescence, raconte-t-il, « je me suis mis à faire des bandes dessinées qui consistaient en une sorte de jeu de morpions. Cela s’appelait “Les Aventures de Popol”, c’était une espèce de petit bonhomme mais le personnage en lui-même, je ne me rappelle plus comment il était. »

À l’aube de ses 80 ans, Gotlib nous reçoit chez lui. Depuis longtemps déjà, il habite avec sa femme l’une de ces communes résidentielles de la banlieue ouest de Paris, dans une grande maison toute simple, en retrait de la rue, entourée d’arbres et de bosquets. Un véritable asile. Introduit auprès de lui par son fidèle agent depuis une trentaine d’années, Gotlib nous invite à le suivre.
L’air affable, le visage rond, les sourcils épais, pantalon d’intérieur et grosse chemise à carreaux bleus et blancs, l’homme quoiqu’un peu fatigué est tout sourire. La pièce qui lui sert de bureau est grande et lumineuse et ressemble plus au premier coup d’œil au studio d’un écrivain qu’à celui d’un dessinateur. Les murs sont pour partie occupés par une imposante bibliothèque, sinon recouverts ici et là de quelques planches de ses compagnons de route.
Au centre de la pièce, trois bureaux forment comme un grand U au beau milieu duquel Gotlib peut aller et venir sur son fauteuil à roulettes. Il s’est installé derrière l’un d’eux et comme il observe que notre regard s’attarde sur le bureau central, à l’évidence celui où il croquait ses personnages, il s’empresse de nous dire qu’« aujourd’hui, [il] ne dessine plus. » 

Gotlib n’a jamais reçu de véritable enseignement artistique. Au début des années 1950, tout en commençant à gagner sa vie comme comptable à l’Office commercial pharmaceutique, il a seulement suivi les cours du soir des Arts appliqués. « Le prof était un nommé Pichard [Georges Pichard, 1920-2003], se rappelle-t-il. C’était quelqu’un qui travaillait la publicité, le graphisme. Cela me plaisait beaucoup, il nous donnait des devoirs comme réfléchir à dessiner un dessous de verre ou des trucs de ce genre. En dehors de ça, je remplissais des cahiers dans lesquels je m’amusais à faire des illustrations d’après Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. J’ai aussi suivi quelques cours dans une école privée, mais là on faisait surtout du dessin classique, du nu féminin d’après modèle. Ce n’était pas vraiment mon truc. »

Un sens aigu de la liberté et de la justice
De fait, le monde de Gotlib est celui de la narration et de la fiction. Non à la façon de certains de ses collègues qui créent un héros et en déclinent toute leur vie les aventures d’un album à l’autre. Son esprit est bien plus nomade et il lui plaît davantage d’être dans une perpétuelle invention. Son esthétique est cassante, drolatique et humoristique ; elle tient à l’idée de broc, de truc, de bric-à-brac, le tout livré en vrac. Comme le dit savamment son ami Bruno Léandri : « L’humour de Gotlib repose principalement sur l’opposition parasynergétique entre des métathèses culturelles et des vecteurs de déconstruction sémantiques. » Pour l’artiste, le dessin est un défouloir, « pas par rapport à l’actualité mais des sujets les plus généraux qui soient », et la bande dessinée est par excellence le territoire d’une liberté d’expression absolue. « J’ai toujours été fan du comique et il n’y a aucune arrière-pensée dans mes dessins, sauf allusion exceptionnelle à un événement particulier qui a lieu au moment où je travaille. » Il n’est pas question de donner quelque leçon que ce soit, mais de libérer la pensée
de la contrainte des conventions et des usages.

Au travail de création de ses personnages, Gotlib reconnaît volontiers que tout ce qu’il avait pu lire, comme Mickey ou Robinson par exemple [BD américaine créée en 1936 se présentant comme « l’hebdomadaire des jeunes de tous les âges »] a joué d’influence sur lui mais que, petit à petit, il a été amené à trouver quelque chose de lui-même : « C’est arrivé à Pif quand on m’a commandé mes premiers travaux réels et que j’ai créé Nanar et Jujube. » C’était en 1962, une série dans laquelle naîtra le Gai-Luron « qui finira par piquer la vedette à tout le monde. » Dès lors, la machine était en route et elle ne s’est plus arrêtée pendant près de cinquante ans. Pilote et les Dingodossiers en collaboration avec Goscinny, qui lui a mis le pied à l’étrier, la Rubrique-à-brac, le Cinémastock avec Alexis, les Trucs-en-vrac, les aventures de Gai-Luron, les Rhâ-Gnagna et les Rhââ Lovely, le Hamster jovial, Pervers Pépère, Superdupont, etc., enfin toutes sortes de collaborations, d’écrits et d’inédits composent un tout d’une inépuisable richesse d’invention. Un grand œuvre dont on ne peut que se réjouir qu’une institution comme le Musée d’art et d’histoire du judaïsme ait eu la bonne idée de vouloir l’exposer. « Ce qui m’intéresse chez lui, précise Anne-Hélène Hoog, conservatrice et commissaire de son exposition, c’est ce travail sur la matière et sur la mémoire. C’est quelqu’un de très cultivé, de très fin, d’une grande sensibilité et d’une extrême humanité, qui possède un sens aigu de la liberté et de la justice. Ce qui fait sa force, c’est le lettrage. Il a un art du lettrage, du trait qui a gagné pratiquement son dessin depuis le début. » Si elle tient aussi à souligner qu’il est « d’une incroyable modestie », elle reconnaît chez lui « une puissance de pensée qui lui sert à faire passer non sa vision personnelle mais sa vision du monde. »

Les personnages de Gotlib ont tous ce quelque chose d’excentrique et de décalé qui nous séduit parce qu’il les met en jeu dans des « gags ébouriffants qui confrontent la banale syllepse autonyme avec un rhotacisme itératif en obtenant des effets à se plier en quatre », comme l’écrit encore goulûment Léandri. Si la contagion verbale entre l’artiste et l’analyste est évidente, c’est que Gotlib n’a pas seulement un coup de crayon magistral, il a le verbe choisi. Le verbe et le sens de la formule – et toujours cette posture qui balance entre malice, facétie et impertinence. En 1985, Gotlib qui publie le tome 2 de ses Trucs-en-vrac rédige la dédicace suivante : « À l’occasion du centenaire de sa mort, je dédie ce livre à Victor Hugo, ce géant !! Réflexion faite, je change d’avis et je lui dédie que dalle. Après tout il ne m’a jamais dédié aucun de ses bouquins. Faut pas déconner. M.G. »

Chez Marcel Gotlib, une culture de l’art de l’interpellation L’un des plus vieux complices de Gotlib est le cinéaste Patrice Leconte. Étudiant à l’Idhec, fan du dessinateur. « Je sentais bien au travers de ses pages qu’il était très cinéphile, raconte-t-il. Aussi, je lui ai tout benoîtement écrit un mot pour lui dire que je serais ravi de faire sa connaissance. C’était en 1967. Je savais bien que les gens qui ont un humour fracassant ne sont pas forcément des gens bidonnants ; lui était à la fois joyeux, lumineux et sombre, tout et son contraire, mais il avait un bon rire.

Il était de plain-pied et on est devenu assez vite copain. » Une amitié qui dure toujours. Patrice Leconte, qui dessinait aussi à l’époque, raconte encore qu’il a montré à Gotlib ses dessins, que celui-ci l’a introduit auprès de Goscinny et qu’il s’est retrouvé à travailler chez Pilote pendant cinq ans, « en attendant mon heure cinématographique », ajoute-t-il simplement. L’auteur des Bronzés et de Ridicule ne cache pas l’admiration qu’il a pour son aîné dont il dit que le grand changement a été quand Gotlib a participé avec Claire Bretécher aux dix premiers numéros de L’Écho des savanes fondé par Mandryka en 1972. « D’un coup, il s’est payé une espèce de liberté graphique subversive, d’une inspiration plus libertine, comme s’il avait été brimé pendant toute sa période à Pilote. »

L’art de Gotlib s’est toujours appliqué à remettre en cause les conventions en usage de sa discipline. L’artiste a cultivé, par exemple, l’art de l’interpellation. D’une planche à l’autre, il aime faire part de ses commentaires comme en réponse à une question qu’on lui aurait posée ou anticipant celle-ci. Passionné par tout ce qui touche à l’art du livre, comme l’attestent certains ouvrages bien en place dans sa bibliothèque, tous les soins de l’artiste portent autant sur la composition typographique et la forme des bulles que sur le dessin et la rédaction elle-même. Gotlib est un perfectionniste. « Il a un sens esthétique énorme, dit encore Anne-Hélène Hoog. Tout est défini, tout est achevé et il arrive à faire passer des images avec une dynamique assez incroyable entre les lettres, le trait et le contenu du texte. » Rien n’est jamais laissé au hasard et si sa petite coccinelle traîne ainsi de feuille en feuille, longue vue à l’œil pointée vers tel ou tel détail, c’est pour vérifier que tout est bien calé comme il faut. 

Répères

1934
Naissance à Paris

1962
Il est engagé chez l’éditeur Vaillant suite à sa candidature

1968
Naissance de la série Rubrique-à-brac

1972
Il lance la revue L’Écho des savanes avec Bretécher et Mandryka, puis Fluide glacial trois ans plus tard avec Jacques Diament

1991
Grand Prix d’Angoulême

1993
Publication de son autobiographie J’existe, je me suis rencontré

1995
Il cède sa maison d’édition la Société Audie aux éditions Flammarion

Fluide glacial spécial art contemporain, en décembre, le magazine consacrait un dossier spécial à l’art actuel : « Les plus grands artistes du mooooode sont chez Fluide glacial », annonçait la couverture (n° 451, 4,90 €).
www.fluideglacial.com

« Les mondes de Gotlib », du 12 mars au 20 juillet. Musée d’art et d’histoire du judaïsme. Ouvert lundi, mardi, jeudi et vendredi de 11 h à 18 h. Nocturne le mercredi jusqu’à 21 h. Le dimanche de 10 h à 18 h. Commissaires : Anne-Hélène Hoog et Virginie Michel avec Marcel Gotlib.
www.mahj.org

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°666 du 1 mars 2014, avec le titre suivant : Gotlib : les aventures d’un Superdessinateur

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