Lee Ufan - La peinture a encore un devenir

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 27 janvier 2014 - 1910 mots

L’artiste coréen sera, après Penone, l’invité d’honneur du château de Versailles en 2014. En exclusivité, l’homme parle de son œuvre.

Lee Ufan développe depuis plus de quarante ans une œuvre d’une très grande simplicité formelle. Ses installations de pierres et de plaques de fer, selon un principe d’intégration au lieu où il intervient, partagent avec ses peintures faites de simples empreintes de pinceau la tentative d’un être au monde tout à la fois poétique et métaphysique. Comme il en était de sa dernière exposition chez Kamel Mennour, à l’automne dernier, chacune de ses manifestations se donne à vivre comme une invitation
à la rencontre et à la méditation.

L’œil : En 1968, vous participez activement au Japon à la création du groupe d’art contemporain Mono-ha. Qu’est-ce qui vous y a conduit ?
Lee Ufan Quand Mono-ha a été créé, en 1968, il s’est agi de rassembler un certain nombre d’artistes qui étaient alors désireux d’agir ensemble parce qu’ils étaient conscients de la nécessité de cette communauté. Mono-ha, c’était d’abord et avant tout la réunion de différentes individualités dont les caractères et les démarches artistiques étaient assez différents.

Un rassemblement dont vous passiez pour être le leader intellectuel…
J’étais alors le plus âgé des artistes et j’avais déjà à mon actif quelques publications théoriques sur lesquelles ce rassemblement s’est appuyé.

Quel était donc le fondement théorique de votre pensée ?
1968 est une année très agitée dans le monde. Comme l’Europe ou les États-Unis, le Japon a été touché par cette vague de remise en question générale qui a interrogé le monde de la création dans ses valeurs et ses critères. Nous nous sommes aperçu que nous partagions beaucoup d’idées avec les artistes occidentaux, à la différence près qu’elles étaient à l’image de notre identité culturelle. Notre souhait a alors été de rencontrer et d’échanger avec eux afin d’élaborer une posture qui nous soit propre, entre la modernité occidentale adossée à l’évolution des techniques et notre culture forte d’une pensée philosophique dans notre rapport au monde.

Quelle connaissance aviez-vous personnellement de l’art occidental quand vous avez commencé à travailler ? 
S’il y a quelques similitudes entre l’art minimal ou l’arte povera et ma propre démarche, il y a toutefois de grandes différences théoriques. L’arte povera trouve ses références dans l’histoire de l’art alors que mon esthétique, tout comme celle de Mono-ha, relève bien plus d’une posture naturelle et phénoménologique.

À propos de vos installations de pierres et de plaques de fer, vous distinguez la nature sauvage
– les pierres – et la nature apprivoisée – les plaques métalliques. Entre ces deux concepts, où est la place de l’art ?

C’est dans cet entre-deux que je trouve la possibilité d’une motivation, d’une inspiration. Il faut osciller de l’une à l’autre. Ma position est claire : je recherche toujours le juste milieu. Une plaque de fer placée entre des pierres fonctionne comme un pont ; par sa neutralité, elle ouvre le passage vers la nature. L’œuvre devient un lieu de méditation entre l’intérieur et l’extérieur.

Vous cultivez en permanence l’idée d’une dualité, voire d’une ambiguïté. Vous êtes d’ailleurs tout à la fois peintre et sculpteur. Aucun de ces deux modes ne vous paraît donc suffisant ?
J’ai besoin des deux parce que si la peinture me permet d’exprimer ce qui relève de l’intériorité d’un ressenti, j’emploie la sculpture à faire voir l’extériorité des choses, ce qui existe dans un au-delà. En fait, j’aurais aimé faire tout en même temps peinture, sculpture et architecture, comme les artistes de la Renaissance, parce qu’on ne peut pas penser l’art séparé du visuel.

Que vous fassiez de la peinture ou de la sculpture, vous faites usage d’une économie de moyens.
À quoi cela correspond-il ?

C’est tout autant une économie de moyens qu’une économie de gestes et cela pose la question de l’expressivité dans l’art. Si cette économie duelle peut être perçue comme une réplique à la production de masse, ma démarche repose avant tout sur le concept que Michel Foucault développe dans Les Mots et les Choses selon lequel il y a quelque chose d’inexplicable entre celles-ci et ceux-là. Mon travail est une tentative d’exprimer cet inexplicable. Ce n’est pas vraiment dicible car il s’agit d’aller à la rencontre de quelque chose qui n’est pas encore mais qui peut advenir.

Quelque chose d’une présence… ?

Plutôt d’une vibration. Dans l’art occidental, en général, ce sont surtout des réponses que les artistes apportent. Ce que j’essaie de faire, pour ma part, c’est de trouver le juste milieu entre la réponse et la question. À partir de cette ambiguïté-là, je cherche à transmettre quelque chose d’une vibration.

Comment vous situez-vous dans ce monde qui ne cesse d’aller toujours plus vite et qui se gargarise en permanence de nouveautés techniques ?
Nous vivons une époque de grande confusion qui est due à l’essor considérable des technologies. Aussi, je me sens quelque peu isolé par rapport aux artistes contemporains qui en font cas et qui les sollicitent dans leurs œuvres et cela d’autant plus que je cherche à montrer dans mon travail l’importance du corps. Le corps est le vecteur essentiel de mon art.

La question du corps sous-tend celle du rapport à l’espace et au temps. Qu’en est-il dans votre démarche ?
Pour moi, l’espace signifie l’infini, il est le lieu ontologique d’une relation. Le temps et l’espace sont indissociables. Le bouddhisme nous enseigne que l’être est possible parce qu’il y a le non-être et que l’apparition coexiste avec la disparition. Face à mes œuvres, j’attends que le spectateur voie simultanément ces deux aspects. Les gens qui ressentent la vibration que j’essaie de mettre en place dans mon œuvre me demandent souvent s’il y a une relation entre mon travail et le sacré, voire si je suis religieux. Cela n’est pas important car ce qui compte, ce n’est pas moi en tant qu’artiste mais ce que l’œuvre met en place de l’opportunité d’un au-delà.

Adhérez-vous à la formule de Paul Klee affirmant que « l’art rend visible », donc que votre quête est celle d’une révélation ?
Seulement dans le sens où ce n’est pas l’invisible qui détermine ma démarche artistique et où j’essaie de mettre des choses en ordre sans que cela soit ostentatoire. La question qui se pose est alors : « Qu’est-ce qui s’est passé ? », et c’est à partir de cette opportunité que les gens voient quelque chose qui se trouve dans l’au-delà de l’œuvre.

Quand vous intervenez dans un espace, est-ce le lieu lui-même qui inspire votre travail ou adaptez-vous votre pensée au contexte ?
C’est une question difficile. Quand je place une pierre dans un espace, je cherche à donner l’impression qu’elle est là comme en un endroit naturel, qu’elle a trouvé elle-même sa place. Je cherche à ce qu’on ait le sentiment que cette pierre ne pouvait pas être ailleurs.

Et pourtant la pierre a été rapportée… Qu’est-ce qui décide, au moment où vous la choisissez, que c’est la bonne pierre ?
Ce qui en décide n’est pas au moment où je la sélectionne dans la nature mais le processus suivant lequel la pierre va s’harmoniser avec les autres éléments du lieu où je vais la placer. La pierre est le représentant et non le symbole de la nature. Il faut que je la laisse s’habituer au lieu d’exposition, que je sente que la pierre y est dans une plénitude. Cela prend toujours du temps, puis arrive le moment où elle trouve sa place.

Cette question de l’harmonie relève-t-elle de la volonté de mettre de l’ordre dans le désordre du monde ? 
Pour moi, la nature n’est pas en désordre. Je me distingue en cela de la pensée de Rousseau qui considère que la nature est chaos et qu’il convient d’y mettre de l’ordre soit par le langage, soit par le biais des relations sociales. Ce ne sont pas les notions d’ordre et de désordre qui m’intéressent mais bien plus celles d’organique et de non organique. Quand j’emprunte une pierre à la nature pour la placer dans le lieu où j’interviens, je cherche toujours à la mettre dans un rapport encore plus organique que celui dans lequel je l’ai trouvée. Tout réside en fait dans un jeu d’interaction entre l’objet qu’est la pierre et le lieu où elle prend place. Ce qui m’intéresse, c’est d’étudier la relation topologique entre le lieu et l’objet. Si, après l’exposition, l’œuvre n’est pas vendue, je restitue la pierre au lieu où je l’ai prise.

Par rapport à la peinture, vos toiles sont le fruit d’un geste qui se donne à voir sous la forme d’une seule empreinte, manifeste du rapport matériel entre la peinture et la toile. Cela procède-t-il de la volonté de jouer du vide et du plein ?
Dans le jeu de réciprocité qui existe entre la toile et moi, on peut dire qu’il y va d’une relation entre le vide et le plein, mais je n’en ai pas le contrôle. La toile, tout comme le mur sur lequel elle est accrochée sont des données autonomes. Ce qui n’est pas peint sur la toile ou sur le mur confère à la situation une vibration. Le geste de peindre ne m’appartient pas entièrement puisqu’il est aussi le fait de la toile. Il est donc double, ambivalent, au sens où Merleau-Ponty parle de l’ambivalence de l’action. Peindre, c’est l’opportunité de donner vie à cette vibration.

D’aucuns considèrent que la peinture est un mode d’expression obsolète. Qu’est-ce qui vous fait penser le contraire ?
Quand j’ai commencé à travailler, j’ai moi aussi d’abord pensé que la peinture était finie, sinon qu’elle approchait de sa fin. Par la suite, j’ai découvert les œuvres d’artistes comme Barnett Newman ou Yves Klein et cela m’a ouvert les yeux. J’ai compris que cela était faux et que la peinture était pleine de ressources, qu’elle avait encore un devenir et que l’on pouvait toujours créer quelque chose de nouveau. Peinture et sculpture sont pour moi deux disciplines parfaitement complémentaires. 

Pourquoi faites-vous de l’art ?
Je me pose à moi-même la question. Je me la suis toujours posée tout au long de ma carrière. Cela me donne de l’énergie, l’envie de continuer, de vouloir aller jusqu’au bout. En fait, ce n’est ni la réponse ni la question qui comptent mais cela me donne une sorte de pulsion. Question d’ambivalence, toujours !

Qu’est-ce donc que le regardeur peut attendre de votre travail ?
(Silence… long silence…) Une rencontre. La simple mais essentielle occasion d’une rencontre…

Repères

1936 Naissance à Haman-gun en Corée du Sud

1956 Il s’installe au Japon après l’interruption de ses études à Séoul

1969 Il travaille au sein d’un groupe d’artistes nommé Mono-ha, « l’école des choses », par la critique et reçoit un prix pour son essai From Object to Being

1997 Professeur invité à l’École des beaux-arts de Paris

2013 Exposition monographique en Arles

La monographie incontournable

En écho à la rigueur et à l’élégance du travail de Lee Ufan, voici une monographie – la première en français – très complète et très enrichissante sur son œuvre. Elle retrace le parcours tant du destin d’un homme, entre son enfance et la quête d’une universalité, que de l’œuvre d’un artiste, poète, philosophe et théoricien. Une « œuvre construite sur l’économie du geste » (Michel Enrici) dont la « rencontre » (Satoshi Ukai) vaut bien plus que sa connaissance. Une œuvre qui indique une voie, un chemin de pensée.

« Lee Ufan, », textes de Michel Enrici et Satoshi Ukai, entretiens avec Lee Ufan, Actes Sud, 288 p., 65 €

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°665 du 1 février 2014, avec le titre suivant : Lee Ufan - La peinture a encore un devenir

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