Art contemporain

Djamel Tatah, la peinture par fidélité

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 16 janvier 2014 - 1902 mots

Il est le peintre des figures « beckettiennes », occupées à ne rien faire sauf à revendiquer leur dignité. Et celle de la peinture.

Il est sorti dehors pour fumer une cigarette et s’est assis sur le bord d’un des deux petits bassins qui précèdent l’entrée de la Fondation Maeght. À peine s’est-il posé, une femme d’un certain âge s’avance vers lui, ne pouvant se retenir de lui dire son admiration. Comme elle lui raconte qu’elle a vécu à Tlemcen, Djamel Tatah pointe du doigt le tableau accroché dans l’entrée, visible de l’extérieur : « Alors, vous vous rappelez cela ? » « Bien sûr !, s’écrie la dame. C’est la Mansourah ! » Le peintre éclate d’un rire joyeux, strident et essoufflé. Le tableau en question – sa première peinture – est un autoportrait, daté 1986, sur le côté droit duquel le peintre a représenté le profilé d’un chapiteau du palais de Tlemcen. « Il n’y a pas beaucoup de monde qui le sait ! », réplique-t-il à son interlocutrice, tout heureux d’une telle connivence.

Djamel Tatah est un homme affable, toujours en quête de communication avec l’autre, qu’il le connaisse ou non. La cinquantaine à mi-chemin, né à Saint-Chamond dans une famille d’immigrés algériens, d’un père qui a combattu à Monte Cassino, rien ne le destinait à faire une carrière artistique. À Lyon au début des années 1980, il se montre avide d’activités culturelles en tout genre. « Quand tu es issu d’un milieu prolétaire, d’abord tu passes par l’usine, le verre de rouge, toutes ces conneries-là, et, à un moment donné, il y a des hasards et des désirs qui font que c’est de l’art que tu veux faire », expliquait-il en 2006 dans un entretien avec Rachid Taha, le chanteur du groupe Carte de séjour. De l’art, sinon de la peinture, c’est ce qu’il fait depuis qu’il est entré à l’école des beaux-arts de Saint-Étienne et qu’après y avoir passé cinq ans, il l’a quittée sans même le diplôme en poche. Mais quelle importance ? La peinture, c’est sa vie. Il lui consacre toute son énergie, il lui confie tous ses doutes et il en a fait le vecteur privilégié de son être au monde. Cela n’a pas toujours été facile au rapport des problèmes identitaires qui sont les siens, lui-même fruit d’un métissage qui l’a conduit à appréhender la question de la figure humaine sur un mode générique et universel.

La figuration à un rare degré d’abstraction
Dans cette intention, il a mis en place tout un protocole de travail qui n’a guère varié au fil du temps, sinon de façon subtile et discrète. Ainsi, il refuse le plus souvent de donner des titres à ses tableaux, représente ses figures sur des fonds de couleur monochromes, fige ses personnages dans des postures en suspens. Au fil du temps, s’il a décliné son travail sur de grands, voire de très grands formats, il l’a aussi nourri de la répétition de ses figures comme moyen de représentation abstraite. De la sorte, se servant de modèles parmi ses proches, il a gagné un « effet de présence muette qui prend distance d’avec les situations d’origine des images », comme l’analyse Éric de Chassey, directeur de la Villa Médicis et ami de longue date du peintre. C’est lui qui est à l’origine de ce projet d’exposition rétrospective qui a vu le jour à Alger l’automne dernier et qu’accueille depuis décembre la Fondation Maeght.

Olivier Kaeppelin, qui dirige celle-ci et qui accompagne lui aussi l’artiste depuis longtemps, se souvient « avoir été frappé par ce travail lorsqu’[il l’a] découvert parce qu’il était fait tout à la fois d’une volonté de figurer et d’un degré d’abstraction dans la construction de l’espace qui [l]’a tout de suite intéressé ». Il se rappelle aussi comment, en 1993, ayant sollicité Tatah pour une exposition de jeunes artistes qu’avait souhaité faire Philippe Douste-Blazy, ministre de la Culture de l’époque, l’artiste s’est positionné en ardent défenseur de la création d’un lieu exclusivement consacré à cet effet, lequel devait finalement trouver forme dans le Palais de Tokyo.

C’est que Djamel Tatah est quelqu’un d’engagé et d’altruiste. On le mesurait aisément à Saint-Paul à la seule présence chaleureuse de tous les siens et de tous ses amis, artistes, critiques, collectionneurs, etc., qui n’avaient pas hésité à faire le voyage, qui de Paris, de Berlin ou d’ailleurs. Parmi eux, Jean Mairet, grand amateur de peinture, avoue que ce qui l’intéresse chez Tatah, « c’est le contraire de ce qui m’intéresse ordinairement ». Et de préciser : « J’aime bien quand les artistes se renouvellent ou cherchent d’autres formules ; lui, c’est exactement l’inverse. Il enfonce un clou de façon absolument hardie. Chaque fois, ce sont de vrais chefs-d’œuvre, et sa peinture a quelque chose d’une présence très forte. À Chambord, par exemple, on avait l’impression que ses tableaux étaient incrustés dans la pierre. » Chambord, c’était en 2011. La voie royale, en quelque sorte… Il faut dire qu’en près de trente ans, le parcours de Djamel Tatah ne manque pas d’être riche et varié, et ce, sur tous les plans. Après avoir quitté Saint-Étienne, il voyage ici et là pour s’installer à Marseille en 1989 et fait sa première exposition personnelle à la Galerie Axe Actuel à Toulouse.

Il rencontre en 1990 sa femme, Caroline, avec qui il a deux enfants, Saoussen, puis Laoussine. Deux ans plus tard, il réintègre la nationalité française, qu’il avait perdue à seize ans, travaille d’arrache-pied, enchaîne les expositions de groupe. Son travail est de plus en plus remarqué, notamment les Femmes d’Alger, qu’il réalise en 1996, dans son nouvel atelier des Yvelines où il a déménagé. « Ici, la blessure est à vif, mais n’est pas représentée, si ce n’est dans la tension de la pose, du regard de ces femmes dont il faut prendre la mesure », écrit un journaliste. À la fin des années 1990, la critique est de plus en plus attentive et élogieuse à son égard. Dans Le Monde, Philippe Dagen note ainsi que ce qui est à voir sur ses toiles, ce sont « des présences d’autant plus sensibles, d’autant plus insistantes qu’elles demeurent dans l’indéfinissable et l’incertain ».

Quelque chose d’une solitude et d’un silence
Côté galeries, si Djamel Tatah a tout d’abord exposé chez Éric Dupont à Toulouse, il travaille à Paris avec Liliane et Michel Durand-Dessert jusqu’à ce que ceux-ci décident de fermer. Il rejoint alors la Galerie Jean-Gabriel Mitterrand puis celle de Kamel Mennour, mais n’y restera que peu de temps faute d’y trouver l’écoute et l’échange qu’il attend. Aussi choisit-il de faire cavalier seul. À l’image de sa peinture, Tatah est quelqu’un d’exigeant. Il fait partie de cette espèce d’artistes pour qui l’art est une aventure d’abord et avant tout existentielle à laquelle on ne peut que s’adonner pleinement. Ce en quoi il vit, l’air de rien, dans une tension permanente.

La comédienne Anne Consigny, qui connaît bien l’artiste, apprécie chez lui un tableau de 2008 représentant un homme avançant tête baissée : « Je ressens de cet homme une énergie comme s’il avait absolument confiance dans le monde pour avancer, tête baissée comme un taureau. C’est d’une intensité et d’une violence rares. » Elle dit, par ailleurs, être très touchée par la façon dont le peintre utilise la réserve pour tracer ses figures : « Pour un acteur, c’est fascinant ce vide, parce que, par le rien, par le silence, il leur donne forme. » Lui aussi fidèle du peintre, Jérôme Clément, le créateur d’Arte aujourd’hui président de la maison de ventes Piasa, s’est porté acquéreur, il y a une vingtaine d’années, d’un tableau qui représente la figure double d’une femme se regardant dans un miroir. Ce qui le fascine ? « Le mystère. Cette espèce de dialogue muet. L’impossibilité de la rencontre avec soi-même. Cette femme se regarde et ne se regarde pas. Il y a là quelque chose d’une solitude et d’un silence comme dans toute l’œuvre de Djamel qui me touche au plus profond. »

Tout est dit. L’art de Djamel Tatah relève d’une puissante économie plastique. Il ne faut tout de même pas se leurrer, il procède d’un savant et laborieux exercice de la peinture. De composition tout d’abord, aujourd’hui effectué pour l’essentiel à l’ordinateur à partir de photographies prises ici et là, puis scannées et retravaillées à l’aide d’une palette graphique. De l’application, ensuite, de couches successives d’un mélange d’huile et de cire de sorte à faire vibrer les couleurs par le jeu de leur superposition. Ce qui fait la richesse de cette œuvre, c’est que, si le peintre aurait pu se suffire de recourir « à une banque d’images accumulées peu à peu, stockées dans son ordinateur, manipulables et combinables digitalement à l’infini » (Éric de Chassey), au contraire, il n’en fait rien, ne cessant de mettre en question ses propres acquis.

Bernard Massini, collectionneur féru de peinture, se souvient de sa première visite à l’atelier de l’artiste, quand celui-ci était installé à Montreuil : « Djamel est assis sur un tabouret, il a préparé du café, et soudain je vois les Femmes d’Alger. C’est le choc. Ce qui m’a frappé tout de suite, c’est le silence, cet incroyable silence qu’impose sa peinture. » Massini n’a pu résister, il a acheté le tableau. Il en a une quinzaine aujourd’hui. Interrogé sur le développement du travail de l’artiste, il n’hésite pas : « Djamel peint toujours le même tableau. Ce qui me touche d’un tableau à l’autre, ce sont ces infimes glissements qui font que ses personnages deviennent des figures génériques. Leurs gestes sont communs à tout le genre humain, de plus les thèmes que traite Djamel sont universels : la mort, la violence, les persécutions, etc. »  De fait, il y a chez lui un fil rouge, tendu à l’extrême, qu’il fait vibrer d’une toile à l’autre. « En vingt-cinq ans de pratique, écrit encore Éric de Chassey, Djamel Tatah est resté fidèle à des principes formels posés très tôt et dépositaires d’une intention simple : mettre inlassablement au jour la façon dont l’humanité, incarnée dans des singularités quelconques peut s’affirmer comme une présence au monde. »

Des figures qui appartiennent à l’espace de l’art
Fidélité, humanité, simplicité : ce sont là les critères constitutifs de la démarche du peintre dans cette façon de faire que la peinture soit à l’écho du monde tout en même temps que d’en envisager une possible transcendance. Du quotidien le plus trivial, de la simple vision d’une figure dans l’espace, Djamel Tatah se saisit pour l’élever à la dignité d’une icône. Face à un tableau qui la représente et que l’artiste a peint dans son atelier en Bourgogne où il s’est installé depuis quelques années, Saoussen, sa fille, raconte comment elle s’en est retrouvé le modèle : « Nous nous promenions et, tout d’un coup, il me dit : “Ne bouge pas. Lève un peu la tête comme si tu regardais le ciel”, et hop ! la pose était faite. » Ne reste plus qu’à la transcrire en peinture. C’est là la magie de l’artiste. « Les figures de Djamel Tatah appartiennent avant tout à un univers hors temps – sans chronologie, sans régression ou progrès –, elles appartiennent à l’espace de l’art », note Olivier Kaeppelin dans le catalogue de l’exposition à la Fondation Maeght. Elles appartiennent à l’espace de l’autre, aussi, tant ce qui les rassemble est l’idée de partage.

« Djamel Tatah. Monographie »

Jusqu’au 16 mars. Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence (06). Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h. Tarifs : 15 et 10 e.
Commissaire : Olivier Kaeppelin, directeur de la fondation.
www.fondation-maeght.com

Consulter la fiche biographique de Djamel Tatah

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°665 du 1 février 2014, avec le titre suivant : Djamel Tatah, la peinture par fidélité

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