ENLUMINURES

Les bonnes feuilles des musées

Par Dominique Vergnon · L'ŒIL

Le 16 décembre 2013 - 791 mots

Lancé en 2005 à l’initiative de l’INHA, le recensement national des manuscrits enluminés conservés dans les musées est engagé. Trois régions participent à cet inventaire. D’autres suivront.

Dans la marge de droite, un décor d’acanthes bleu et or, de fleurettes, de ceintures rouges accompagne deux I « reliés par un lac d’amour ». Ce sont les initiales de Jean et Jeanne, un couple dont le nom demeure inconnu. Elle est la commanditaire des images peintes a tempera, encre et or sur un parchemin exécuté vers 1490-1495 à Tours par celui qu’on nomme le Maître de la Chronique scandaleuse. Un petit animal à la robe tachetée orne la marge de gauche. Il s’agit d’une genette qui, au Moyen Âge, s’écrivait parfois janette. La bête apparaît comme un rappel plein d’humour du prénom de la dame. Est-ce la devise d’une des filles de France ? Figurent sur d’autres pages une crucifixion, des scènes de l’enfance du Christ, une Vierge allaitant, des femmes dévotes. Ces images d’une grande délicatesse et pourtant suggestives se trouvent dans un livre d’heures « à l’usage de Paris ».Grâce à cette pièce, nous possédons une série d’éléments – l’anonymat, la sagacité de la narration, l’abondance des motifs, la profusion des couleurs, l’élégance des formes, les liens avec des familles princières – permettant de faire une lecture transversale des enluminures produites en France entre le IXe et le XVIe siècle. Autant de repères pour mesurer la valeur commune aux manuscrits à peinture et la passion des collectionneurs privés dont les legs et les donations constituent les fonds des musées.

La place éminente du livre d’heures
À côté des graduels, des livres de chœur et des missels, le livre d’heures issu du bréviaire et remplaçant le psautier devient à partir du XIVe siècle la principale référence des fidèles, que ce soit en Picardie, Artois, Champagne, Touraine, Anjou, Languedoc, Roussillon ou à travers l’Europe. D’une rare qualité d’exécution, il s’impose dans tous les milieux, des nobles aux clercs et aux laïcs ordinaires au point d’être « le best-seller du Moyen Âge ». Heures, grandes heures, très riches heures, si la raison d’être de ces livres est la même – la récitation des huit offices canoniaux quotidiens et la participation aux liturgies – leurs variantes sont illimitées, en fonction des souhaits des commanditaires, des calendriers et des usages diocésains.

Par l’inventivité des décorations et leur qualité iconographique, ces recueils permettent de saisir les codes religieux de la société médiévale et d’admirer l’inspiration des enlumineurs. Puisant dans la gamme des médaillons, rinceaux, feuilles trilobées, fruits, armoiries, oiseaux, grotesques et lettres filigranées, élargissant sans cesse leur répertoire, ils illuminent au sens propre, c’est-à-dire « mettent en lumière », les psaumes, les litanies, les vies des saints et les textes sacrés tirés du Nouveau Testament. Héritiers du savoir des moines, les « historieurs » et les « vigneteurs » besognent dans de nombreux ateliers où les habitudes de travail sont proches de celles des scriptoria. Parmi les principaux auteurs se distinguent Guillaume Lambert à Lyon et Jean Pichore, actif à Paris entre 1502 et 1520. Avec des clients à Amiens, Rouen et Toul, il est notamment l’enlumineur du somptueux recueil de soixante-dix-sept folios Les Vies des femmes célèbres, destiné à Anne de Bretagne et rédigé par Antoine Dufour, confesseur de Louis XII. La Fuite en Égypte du livre d’heures du sieur Jean Molé, datant de 1490 environ, évoque les attitudes vivantes si prisées par les frères de Limbourg. Les œuvres profanes cherchant « la délectation du lecteur » rivalisent de raffinement, comme on le voit dans L’Histoire des comtes de Dammartin où les coloris, les blasons et les initiales historiées encadrent des scènes chevaleresques. L’imprimerie prend peu à peu le relais pour diffuser l’imaginaire médiéval qui traverse les siècles, sans ride. À Lille, le plasticien Jan Favre revisite la « subversivité » de Jérôme Bosch et fait briller scarabées, croix et crânes de Chalcosoma comme un reliquaire flamand en cuivre ciselé du XIVe siècle.

En présentant plus de 350 ouvrages et feuillets, complémentaires quoiqu’indépendantes, les trois expositions de Lille, Angers et Toulouse ont le but avoué de valoriser et faire connaître l’immense patrimoine, souvent méconnu du public, que renferment les musées et les sociétés savantes. De véritables trésors à découvrir.

« Illuminations, Trésors enluminés de France. Jan Fabre - Chalcosoma »,

jusqu’au 10 février. Palais des beaux-arts de Lille. Ouvert le lundi de 14 h à 18 h et du mercredi au dimanche de 10 h à 18 h. Tarifs : 6 et 4 €. www.pba-lille.fr

« Trésors enluminés des Musées de France – Pays de la Loire et Centre »,

jusqu’au 16 mars. Musée des beaux-arts d’Angers. musees.angers.fr

« Trésors enluminés. De Toulouse à Sumatra »,

jusqu’au 16 février. Musée des beaux-arts de Toulouse-Musée des Augustins. www.augustins.org

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°664 du 1 janvier 2014, avec le titre suivant : Les bonnes feuilles des musées

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