Restauration

Le retable d’Issenheim miraculé de l’histoire

Par Vincent Noce · L'ŒIL

Le 19 novembre 2013 - 1387 mots

COLMAR

À Colmar, au Musée Unterlinden, le déménagement en cours du célèbre retable d’Issenheim rappelle que ce chef-d’œuvre a, par le passé, voyagé au gré des sautes d’humeur de l’Histoire. Au risque, parfois, de son intégrité…

Le polyptyque peint à Issenheim par Mathis Gothart Nithart, mieux connu hélas sous le faux nom francisé de Matthias Grünewald, est un chef-d’œuvre chargé d’énigmes. Quelques tableaux seulement de cet artiste sont parvenus jusqu’à nous. Le retable les dépasse de loin, survole le gothique rhénan, domine l’histoire de l’art. En 2010, les éditions Hazan ont publié un volumineux ouvrage de référence (Michel Menu, Sylvie Ramond, Grünewald, 352 p., 99 €), dans lequel les spéculations savantes de François-René Martin sur l’œuvre et la vie de ce peintre soulèvent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses. En revanche, l’historique de ces panneaux est à peu près connu. Le déménagement qu’ils subissent aujourd’hui, pour les préserver du chantier de rénovation du Musée Unterlinden à Colmar, est loin d’être le premier. Alarmés par un début de restauration hasardeuse, les scientifiques du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) ont freiné des quatre fers avant de s’incliner devant ce déplacement. Il n’est cependant pas le plus dramatique de ceux survenus en cinq siècles d’existence.

Sauvé des feux de la Révolution française
La date de la peinture n’est pas connue avec précision, mais elle remonterait aux années 1510. L’ensemble est composé de quatre volets mobiles, deux fixes et d’une prédelle à deux compartiments, entourant un reliquaire sculpté à Strasbourg par Nicolas de Haguenau. Il avait été commandé par Guido Guersi, précepteur du couvent des Antonins à Issenheim, dans le vignoble alsacien, dont les moines se dévouaient pour soigner les malades contagieux. Sa localisation dans le monastère n’est pas non plus établie. Tout en rendant hommage à saint Antoine, la narration était censée apporter le salut de l’âme aux malades, au premier rang desquels les pestiférés. Il fallut longtemps avant de reconnaître la paternité du retable à Nithart, qui n’est aujourd’hui plus discutée. Très tardivement encore, il était admis qu’une œuvre aussi extraordinaire ne pouvait être que l’œuvre d’un génie comme Albrecht Dürer. L’auteur eut encore la malchance d’être affublé du nom de Grünewald suite à une confusion imputable au XVIIe siècle à Joachim von Sandrart, le « Vasari allemand ».

Au-delà de ces avanies d’ordre symbolique, la première menace physique sérieuse surgit lors de la Révolution. À Kientzheim, une partie de la fresque du vieux Hans Holbein, réalisée un peu après, fut effacée à la chaux vive parce qu’un souverain y était représenté. Les panneaux d’Issenheim durent leur protection à un lettré de Colmar, Franz Christian Lerse (en français, François Chrétien Lersé), qui avait été actif dans le mouvement Sturm und Drang lancé par Goethe de Strasbourg dans les années 1770. Du même âge, l’écrivain parla de Lerse comme d’un frère dans son Dichtung und Wahrheit (Poésie et vérité). Ce dernier réunissait beaucoup de qualités. Né à Bouxwiller en 1749, il rejoignit à 29 ans un club de Colmar qui alternait lectures poétiques et conférences sur les symptômes des convulsionnaires, la vie des fœtus, l’opportunité des duels ou le principe de la polygamie. Dans ce « cabinet de curiosités » intellectuel des Lumières, la découverte de nouveaux mondes et l’essor de la recherche en médecine ou en physique alimentaient une insatiable curiosité. Le 24 janvier 1771, Lerse livra un exposé sur les peintures d’Issenheim. Il y exaltait « la noblesse » typiquement rhénane du polyptyque attribué encore à Dürer. Il s’engagea dans la Révolution, pour se heurter bientôt à ses éléments les plus radicaux. Devenu commandant de la Garde nationale, il s’insurgea contre le vandalisme. Nommé en novembre 1791 archiviste et bibliothécaire du district, il sauva la bibliothèque des jésuites.

Les destructions anarchiques s’ajoutant à la négligence, il s’alarmait le 31 octobre 1792 auprès du district du sort de ces œuvres « remarquables » à l’élégance inégalée qui « risquent d’être entièrement gâtées dans l’église délaissée depuis plusieurs années ». Une semaine plus tôt, le ministre girondin Jean-Marie Roland avait émis un décret enjoignant les collectivités de protéger les biens religieux saisis. Au prix d’une bataille de plusieurs mois, Lerse put mettre à l’abri le retable dans le collège jésuite, en compagnie de la splendide Vierge au buisson de roses, « un des plus beaux tableaux » de Martin Schongauer. Le 8 juillet 1793, la Tabagie littéraire qu’il animait fut dissoute avec d’autres sociétés savantes. Il s’exila en Autriche où il fut chargé des collections des comtes de Fries. Les peintures survécurent au milieu des sacs de céréales, de la fonte récupérée et des lits des convalescents, dans un bâtiment réquisitionné par l’armée.

Sauvé d’un camion en flammes
Le retable cependant n’a jamais été complètement perdu de vue. En 1820, le Kunstblatt de Stuttgart contestait l’attribution à Dürer pour suggérer le nom de Grünewald. En 1837, dans Le Temps, Alfred Michiels s’indignait de l’oubli entourant ces trésors « enfouis à la bibliothèque de Colmar ». « On devrait transporter au musée ces richesses ignorées », s’exclamait l’excellent homme. Il s’avérait cependant meilleur défenseur du patrimoine que critique d’art, puisqu’il assurait avoir de ses yeux vu le monogramme de Dürer sur les tableaux. Il faut toujours se méfier des journalistes. Nouveau déménagement en 1855, quand le collège fut détruit pour construire une école. Les peintures trouvèrent alors leur place au couvent dominicain d’Unterlinden (littéralement, « sous les tilleuls »), qui venait d’abriter un escadron de lanciers. En 1889, elles furent accrochées aux murs où elles n’étaient plus visibles que d’un seul côté. En 1901, elles reprirent place au milieu de la chapelle. Jamais ce débat ne put être résolu, puisque pour présenter les volets des deux côtés, il faut démembrer l’ensemble et le séparer du reliquaire sculpté. À cette époque, l’historien d’art Heinrich Alfred Schmid, qui allait livrer en 1911 la première monographie Grünewald, faisait pression pour obtenir une restauration, qui fut déjà très contestée. En juillet 1903, il fit sortir la Tentation de saint Antoine à l’extérieur pour la photographier. Le panneau chuta, se fendant sur pratiquement toute la longueur. L’auteur dissimula l’accident en minimisant les dommages. On ne peut pas non plus toujours se fier aux conservateurs.

D’autres dangers cependant pointaient avec la reprise du conflit franco-allemand. Le 6 août 1914, le retable quitta le musée fermé pour une salle forte de la Caisse d’épargne. D’où il était sorti dans le hall pour faire plaisir à des personnalités de passage, sans tenir compte des inquiétudes manifestées par Théophile Klem, le président de la société Schongauer gérant le musée. Les Allemands réclamèrent de transférer l’œuvre à Munich, au prétexte de l’exposer. L’association s’y opposa en vain, alléguant sa fragilité. Le 13 février 1917, les panneaux furent placés, entourés de paille, dans un train pour la Bavière. Ils furent présentés deux jours dans la galerie des primitifs flamands, avant d’être remisés, puis sortis des réserves à l’automne 1918. Rainer Maria Rilke et Thomas Mann, ainsi que les expressionnistes, dirent le choc ressenti devant cette vision hallucinée de la Passion. Après la défaite allemande, il fallut encore des mois de négociation pour obtenir le retour du retable, effectif le 29 septembre 1919.

Vingt ans plus tard, à la veille de la mobilisation, les responsables du Musée Unterlinden emballèrent en vitesse les peintures de la chapelle en les entourant de papier de soie. Elles mirent cinq jours en train et en camion à parvenir au château de Lafarge, dans le Limousin, avant d’être transférées, faute de place, à celui de Hautefort dans le Périgord. Sur les pentes du Massif central, miracle : le moteur du camion prit feu, mais le retable ne fut pas atteint. En 1940, les Allemands expédièrent en secret les tableaux au château du Haut-Koenigsbourg, sur les hauteurs des Vosges, où les Américains les découvrirent durant l’hiver rigoureux de 1944. Pour se chauffer, les soldats américains commencèrent à désosser les caisses des œuvres entreposées pour alimenter leur feu, jusqu’à l’intervention de l’aumônier qui, auprès de l’officier américain, réussit à faire cadenasser la salle et, ainsi, à sauver le retable d’une fin tragique, sinon idiote. Le 8 juillet 1945, la chapelle pouvait rouvrir avec ses œuvres. L’année suivante, un restaurateur livrait un constat réconfortant  : le retable était resté à peu près en bon état. Protégé par son aura, cela ne fait guère de doute. 

Jusqu’en avril 2015, le retable d’Issenheim est visible dans l’église des Dominicains, près du Musée Unterlinden, à Colmar (68), billet d’entrée unique avec le Musée. www.musee-unterlinden.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°663 du 1 décembre 2013, avec le titre suivant : Le retable d’Issenheim miraculé de l’histoire

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