Braque le génial inventeur

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 19 septembre 2013 - 946 mots

Pour avoir été associé à Picasso, Braque (1882-1963) resta souvent dans l’ombre, là où gisent les discrets. Une rétrospective rend enfin justice à ce véritable inventeur.

Le paysage, le genre au pinacle
Georges Braque fut un résistant. Du reste, d’aucuns ne retinrent de son œuvre que la dimension figurative et reprochèrent à son auteur de n’avoir jamais cédé à l’abstraction. Braque n’aurait jamais franchi le pas. Pire, retrouvant ses premières amours – le parti pris des choses –, il serait revenu en arrière. Le retour à l’ordre n’est pourtant pas le retour de l’ordre. Braque, à l’inverse de Picasso, aurait donc été un frileux. Triste erreur démentie par l’exposition magistrale que lui réserve le Grand Palais qui, entre les lignes, dresse le portrait d’un artiste éminemment « moderne », au sens baudelairien du terme, c’est-à-dire hanté par la réminiscence et la mémoire. Braque fut un immense peintre de genre et, sans doute avec Nicolas de Staël, le dernier grand paysagiste du XXe siècle, qu’il peignît Le Port de l’Estaque en 1906 ou des Barques sur la grève cinquante ans plus tard. Diligence envers la tradition, ses codes et ses hiérarchies. Égards permanents envers Cézanne ou Corot.

Le cubisme, la perspective à l’honneur
En 1908, devant ces toiles inédites, où les volumes s’emboîtent méthodiquement par plans, émancipés de tout naturalisme, Matisse fut le premier à parler de « petits cubes », à remarquer cette construction fragmentée, volontiers géométrique. Quelques années plus tard, l’éclatement de la forme et l’émiettement de l’objet en facettes prismatiques purent passer pour une transgression irrespectueuse, voire iconoclaste. Il n’en était rien. Ainsi que l’attestent Compotier et verre (1912), le premier papier collé de l’histoire, ou Guitare et verre (1917), une toile emblématique du cubisme synthétique, Braque était obsédé par l’agencement de l’espace. S’il annula la perspective profonde traditionnelle, il développa avec Picasso, son compagnon « de cordée », une trame linéaire et une combinaison optique savantes, particulièrement révérencieuses envers la tradition. La peinture, chez Braque, ne fut jamais une implosion gratuite ou une abstraction lyrique, mais une élaboration construite et réfléchie. Mathématique. Véritable cosa mentale, pour reprendre les mots de Léonard de Vinci, elle fut toujours une audace préméditée.

La musique, l’artifice à l’œuvre
La musique hanta Braque. Mélomane averti, le peintre pratiquait la flûte et le violon, mais aussi le bandonéon, manière de ramener l’art d’Euterpe à sa dimension tout à la fois noble et légère, sérieuse et allègre. Comme l’on eût dit de sa peinture. Proche du groupe des Six, grand ami d’Erik Satie, Braque n’eut de cesse de peupler ses toiles d’instruments de musique, comme autant de cordes tendues vers la peinture ancienne, notamment hollandaise (La Musicienne, 1917-1918). Sollicitude à l’endroit d’un sujet toujours classique, à l’inverse des futuristes contemporains, magnétisés par l’innovation.

Comme Picasso avec Parade (1917) ou Matisse avec Le Chant du rossignol (1920), Braque collabora à plusieurs reprises avec les Ballets russes : Les Fâcheux, en 1924, le virent réaliser rideau, décors et costumes tandis que, l’année suivante, il imagine pour Salade, sur une chorégraphie de Léonide Massine, des costumes d’inspiration mythologique. Entre Antiquité et actualité, bacchanale et ballet, scrupules académiques et hardiesses harmoniques, le peintre éprouvait des artifices scéniques et des dispositifs illusionnistes. Souverainement classique.

La nature morte, la composition au cordeau
Braque fut un fidèle. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder ses investigations itératives, notamment autour de la nature morte, un genre hautement plébiscité par le cubisme. Aussi pichets, vases et verres habitent-ils nombre de toiles d’obédience picassienne (Compotiers et cartes, 1923) ou plus personnelles (La Cheminée). De manière flagrante, toutes attestent un sens aigu de la composition et une manière rigoureuse, parfois austère, de disposer les éléments, de les faire dialoguer, de faire de la répartition des choses muettes un équilibre éloquent. Braque pensa certainement à ses aînés, Chardin en tête, lorsqu’il observa la sensualité transpirant du silence, la vie exsudant de ces natures mortes, comme de ces splendides Poissons noirs (1942) peints pendant la guerre, devenus deux cadavres pétrifiés par un drame ineffable. La répartition des formes, la maîtrise des tons, la rectitude presque orthonormée de la ligne, la suffocation du noir et la traînée du rouge : alors que certains devaient bientôt jeter leurs couleurs sur la toile, Braque parvenait, au contraire, à dessiner un canevas tout à la fois implacable et irrespirable. Inégalé.

L’atelier, l’espace au crible
Entre 1949 et 1956, Braque, septuagénaire, réalisa huit vues d’atelier qui constituent une réflexion substantielle et mélancolique sur la création – ses linéaments, son sens, son avenir. Contemporaine des toiles de Picasso sur le même thème, cette série majuscule, véritable méditation sur le rapport harmonieux des objets entre eux, n’en est pas moins une nouvelle allégeance à la grande tradition, que l’on songe aux toiles de Rembrandt ou de Vermeer. Du reste, Braque ne cache pas son admiration pour les Anciens : le vase blanc disposé dans Atelier I renvoie à la glyptique antique tandis que la composition gigogne semble emprunter aux Ménines de Vélasquez. L’espace devient un lieu saturé et claustré où un pigeon peut surplomber un vase (Atelier VI, 1950-1951), l’animé jouxter l’inanimé, la nature vivante côtoyer la nature morte. Formidable épiphanie du métier de peintre que cette série harmonique dont l’intensité et la solitude évoquent celles de Giacometti, ce grand héraut de la chose classique qui daigna poser, en compagnie de Braque, sur une délicieuse photographie réalisée au début des années 1960. Quand les discrets et leurs ombres se croisaient.

« Georges Braque », jusqu’au 6 janvier 2014. Galeries nationales du Grand Palais. Ouvert le dimanche et le lundi de 10 h à 20 h et du mardi au samedi jusqu’à 22 h. Tarifs : 12 et 8 €. Commissaire : Brigitte Léal. www.grandpalais.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°661 du 1 octobre 2013, avec le titre suivant : Braque le génial inventeur

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