Champs-sur-Marne

Réouverture champs plein champ

Par Vincent Noce · L'ŒIL

Le 20 mai 2013 - 1903 mots

Après l’effondrement de l’un de ses plafonds en 2006, ce chef-d’œuvre de l’histoire de l’architecture française, haut lieu de plaisirs au XVIIIe siècle, avait été fermé pour d’importants travaux. Il rouvre ses portes le 29 juin.

Une grande allée rectiligne descend vers un bosquet qui masque le cours du fleuve. Tout ici a été ordonné pour la vue et la lumière. L’endroit respire la volupté qui s’est emparée du grand monde au XVIIIe siècle et qui a tant fasciné la bourgeoisie d’affaires au siècle suivant. Le château de Champs-sur-Marne rouvre enfin ses portes. Dans quelques jours, le samedi 29 juin, Jacqueline Maillé, administratrice des lieux, devrait danser le quadrille avec Philippe Bélaval, le président du Centre des monuments nationaux, qui a la responsabilité du site.
C’est que l’événement est plus qu’espéré, après six ans et demi de fermeture. Un plafond d’un des plus beaux salons s’était effondré la nuit du 20 septembre 2006. Un mois et demi plus tard, la sécurité imposait la fermeture. Après une remise complète aux normes, les travaux de restauration et de développement ne sont pas totalement achevés. Mais Jacqueline Maillé a le sourire, elle a été de ceux qui se sont battus pour la réouverture, sans attendre encore des années. D’autant que les budgets restent incertains.

Une « vigne » signée de l’architecte Pierre Bullet
En attendant la réhabilitation de la ferme qui borde le château, le public sera donc toujours accueilli dans un préfabriqué dit « de luxe », dont on ne sait ce qu’en aurait pensé Pierre Bullet. Avec son fils, Jean-Baptiste, ils ont été les architectes novateurs de cette « vigne », comme on disait à Rome, voulue par des trésoriers de la Couronne au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. Il reste une quinzaine d’années à Louis XIV pour achever le plus long règne de l’histoire de France. Mais, dans ces lieux, souffle déjà l’esprit nouveau qui va happer la Régence. À une vingtaine de kilomètres à l’est de Paris, on est loin de Versailles.
L’architecture s’inscrit dans la veine des créations ex nihilo en pleine campagne de François Mansart et Louis Le Vau. La construction doit en fait beaucoup à leurs aînés, Philibert Delorme et Salomon de Brosse, par le traitement des masses. Devant ces façades, dont les fenêtres constituent un motif essentiel, on retrouve des principes du château érigé par Bullet pour les princes de Conti une vingtaine d’années plus tôt à Issy, aujourd’hui disparu. Les Parisiens connaissent mieux cet architecte du roi par les palais contigus qu’il édifia dans les années 1700 à la demande de Pierre Crozat pour lui-même et sa fille, dont l’un abrite aujourd’hui le Ritz, place Vendôme. Il est aussi l’auteur de l’hôtel particulier où s’est installé le Musée Carnavalet, ainsi que de la massive chapelle des Jacobins (l’église Saint-Thomas-d’Aquin, près du carrefour du Bac). Étant à son tour intervenu place Louis-le-Grand (l’actuelle place Vendôme), son fils a érigé l’hôtel Dodun, au 21 de la rue de Richelieu, mais la réalisation la plus fidèle lui restant est ce château.
La décoration n’en impose pas, mais le dispositif offre un remarquable exemple d’une modernité architecturale, ultérieurement reprise en France comme à l’étranger à l’époque de Louis XV. « Sa distribution intérieure en fait un jalon majeur de l’histoire de l’architecture française », écrivent ainsi Marie-Hélène Didier et Renaud Serrette dans la brochure publiée par le CMN, en voie de réactualisation.

Entre colin-maillard et tableaux d’Oudry
La masse a été en quelque sorte concentrée sur un bâtiment aux façades surélevées. Il est l’un des premiers à disposer d’une salle à manger, quand on installait chaque jour table et chaises dans les différentes pièces, selon les besoins du dîner ou du souper. Toutes les parties sont desservies par des couloirs ou un escalier montant jusqu’à l’attique, repoussé sur le côté. Grâce aux immenses fenêtres, comme au Grand Trianon, l’intérieur ouvre sur les axes tracés par les points cardinaux. La maison est ainsi enserrée dans un programme commun avec le parc.
« Champs est vraiment le type d’une résidence de villégiature », note Jacqueline Maillé en faisant observer que, à l’entrée par la grille d’honneur, le visiteur ne peut voir un jardin qui demeure au secret, de l’autre côté de l’édifice. « On y reçoit bien sûr, mais ce lieu de plaisirs est gardé à part. » Isolés entre fleuve et château, hôtes et invités chassent et jouent au volant ou à colin-maillard, en des scènes reprises dans les peintures intérieures, certaines d’entre elles sous le pinceau d’Oudry. Le domaine de 85 ha abrite aussi des bois, des champs et des bassins piscicoles, d’où les propriétaires successifs rapportent des victuailles dans leur résidence du faubourg Saint-Honoré. On y écoute de la musique, on y discute beaucoup, puisque le château est l’une des ruches où Diderot et d’Alembert débattent des articles de l’Encyclopédie, précédant les visites de Chateaubriand.
Les deux salons chinois sont, avec la « singerie » du château de Chantilly, les seuls décors pleins de charme préservés de Christophe Huet, qui les a peints dans les années 1740. En dépit de cette concession au goût de l’époque, du percement d’une porte-fenêtre et de la réunion d’une salle de billard avec une bibliothèque au XIXe siècle, l’édifice a très peu subi de modifications depuis sa création, ce qui en fait toute la grâce. Il est ainsi un lieu privilégié des metteurs en scène, ayant accueilli plus de soixante-dix tournages dont Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears ou Marie-Antoinette de Sofia Coppola. Le parc, en revanche, a été remanié pour en faire un mixte de jardins dits « à la française » et « à l’anglaise ».
Les grands financiers de Louis XIV qui en eurent l’idée n’en profitèrent guère, rapidement ruinés et jetés à la Bastille. Le domaine est passé dans la famille de La Vallière, qui le loua à la marquise de Pompadour. Il ne reste pratiquement pas trace de ce passage illustre, qui n’excéda pas une année et demie. Mais le nom est resté attaché à la légende du lieu. Il fut racheté en 1763 par un armateur nantais, directeur de la Compagnie des Indes, pour sa fille, la marquise de Marbeuf, femme de tête qui fut envoyée à la guillotine en 1794 avec l’« homme de confiance » qui partageait sa vie. Le château perdit par la suite beaucoup de son lustre.

Marcel Proust et Isadora Duncan
La résurrection vint en 1895 de Louis Cahen d’Anvers, qui quitta la Société Générale pour fonder Paribas. Ayant déjà refait sa résidence rue de Bassano dans le goût du XVIIIe siècle, il demanda à son architecte, Walter-André Destailleur, de retrouver l’esprit originel du château ; dans le parc, dont la restitution fut confiée aux Duchêne, furent ajoutés une orangerie et un pavillon « de Madame ». Une belle sculpture fut réalisée pour le bassin, en plomb doré, retraçant la métamorphose monstrueuse de la nymphe Scylla, en reprenant un dessin de Le Brun. Les travaux prirent quatre années.
Champs-sur-Marne doit attirer les fortes femmes, car le comte de Cahen avait épousé une autre héritière d’une dynastie bancaire, Louise de Morpurgo, qui compta Charles Ephrussi parmi ses amants. Tout l’été, le couple organisait des fêtes, recevant Marcel Proust et Isadora Duncan avec d’autres grands collectionneurs comme les Camondo et les Rothschild. Le roi Alphonse XIII d’Espagne y a dormi. Renoir fut convié à peindre le portrait des trois filles, dont Irène, qui épousa Moïse de Camondo.
Du garde-chasse à la femme de ménage, les propriétaires entretenaient une centaine d’employés (bien plus que le CMN aujourd’hui). Après le décès des parents dans les années 1920, la famille a heureusement émigré en Argentine, échappant à l’Holocauste. Charles Cahen donna le domaine à la France en 1935, en lui cédant le mobilier. Devenu « palais national », il reçut comme premier hôte officiel le sultan du Maroc en 1939. Le président Charles de Gaulle, qui l’appréciait davantage que Versailles, y accueillait les dirigeants africains de passage. Son successeur, Georges Pompidou, ne partageait pas cet amour des lieux.
En 1970, les communs reçurent le Laboratoire de recherche des monuments historiques, auquel le gouvernement promet depuis des années de nouvelles installations, qu’il mériterait bien. Le château fut rendu au public l’année suivante. Jusqu’au funeste accident de 2006.

Le château de Champs-sur-Marne, restauré et remeublé dans le « goût Rothschild »

Le château que le public retrouvera à Champs a été entièrement remeublé dans le « goût Rothschild », voulu par le comte Cahen d’Anvers à la fin du XIXe siècle. Le CMN a choisi de s’approcher au plus près de cette période faste des lieux, qui correspond à la collection acquise auprès des enfants du comte. Le mobilier (plus de 2 600 objets) est passé dans les ateliers sur place par un « chantier de collection », comme disent les professionnels. La plupart des œuvres ont bénéficié d’un traitement allant d’un entretien minimal jusqu’à une restauration poussée, pour les 700 désormais présentées aux visiteurs. Ces derniers pourront admirer des portraits de famille par Bonnat ou Carolus-Duran, des meubles provenant de dynasties aussi prestigieuses que les Boulle, BVRB, Migeon ou Jacob, des vases de Meissen, de la porcelaine chinoise… Dix des trente et une salles ont été restaurées. C’est le cas de tout le rez-de chaussée, particulièrement pour les « chinoiseries » de Huet et les décors retrouvés du grand salon. La soierie du salon rouge a été retissée, sur des dessins redécouverts à Lyon.

La mérule a été chassée, un ascenseur percé
Six millions d’euros ont été engagés dans un chantier empirique, qui a connu les cahots des passages de maîtrise d’ouvrage. L’ensemble aurait sans doute pu être achevé dans le même laps de temps, s’il avait été planifié dès le départ. Après la chute d’un plafond, il a fallu sonder toutes les poutres, pour partie infestées par un champignon, la mérule, les changer au besoin, avant de consolider planchers, dalles et plafonds. Puis rouvrir les planchers pour refaire l’ensemble du réseau électrique. Un ascenseur a été percé, amputant certaines pièces : on peut toujours s’interroger sur le diktat de ces normes qui provoquent des disparitions irrémédiables, mais les restauratrices, qui font remonter des colonnes ou des consoles en marbre, n’ont pas de doute sur son intérêt pour protéger les œuvres dans leur déplacement. Les projets dans le parc prévoient l’amélioration de l’accueil. Il enregistre 45 000 entrées dans l’année, essentiellement des habitants des environs. Il atteignait le double avant la fermeture, sans compter les 25 000 visites du château lui-même. Le Centre des monuments nationaux comme les collectivités comptent sur les facilités d’accès par le RER et sur les développements dans la région, comme celui de Disneyland Paris, pour donner une autre ampleur à cette fréquentation.

Réouverture du château de La Motte Tilly

Après deux ans de fermeture, le château de La Motte Tilly a rouvert ses portes à l’issue d’un grand chantier de restauration qui a été mené de 2011 à 2013 sur l’ensemble des huisseries extérieures. Situé au cœur de la Champagne-Ardenne, ce château témoigne de cet art « à la française » qui naît à la Belle-Époque et qui se lit à la fois dans les jardins, l’ameublement, l’architecture et l’art de vivre. Acheté en 1910 par le comte Gérard de Rohan-Chabot et son épouse Cécile Aubry-Vitet, petite-fille de Ludovic Vitet, premier inspecteur général des monuments historiques, il est entièrement réaménagé selon le goût du XVIIIe siècle puis donné en l’état en 1972 par leurs descendants à l’actuel CMN.

Autour du château

Infos pratiques. Château de champs-sur-Marne. Tarifs : 7,50 et 4,50 euros champs-sur-marne.monuments-nationaux.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°658 du 1 juin 2013, avec le titre suivant : Réouverture champs plein champ

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