La dernière nuit des Kennedy

Par Vincent Noce · L'ŒIL

Le 21 mars 2013 - 1545 mots

La veille de sa mort, le président américain s’ést endormi entouré des œuvres les plus précieuses des collectionneurs texans. Un événement singulier que s’apprête à rappeler, cinquante ans après, le Dallas Museum of Art.

Ce mercredi 20 novembre 1963, dans les rues de Fort Worth, La Chouette en colère sculptée à Vallauris par Pablo Picasso, attachée par une ceinture, trônait fièrement sur le siège avant de la voiture de Ruth Carter Johnson. Fille d’un industriel du pétrole et patron de presse, cette jeune femme avait découvert l’art moderne lors d’une visite à l’Art Institute de Chicago. En 1961, elle a ouvert dans sa ville un musée gratuit. Magnifié par l’architecture de Philip Johnson, il abrite la collection de son père, Amon Carter, centrée sur le paysage américain et une centaine de sculptures retraçant l’épopée de l’Ouest, réalisées par Frederic Remington et Charles Russell. Carter avait été furieux en apprenant que sa fille avait consacré les premiers dividendes perçus du groupe de presse à l’achat d’un Van Gogh, qui n’avait à ses yeux aucun sens.
« En voyage, se plaisait-elle à dire, mieux vaut être accompagné d’une personne qui ait de l’érudition, ou alors de l’esprit. Et, si possible, les deux. » Elle fut la première femme à être acceptée au sein du conseil d’administration de la National Gallery de Washington, dont elle devint la présidente. Dans ses jeunes années, les personnes de son sexe n’étaient pas autorisées à fréquenter la bibliothèque où son père avait placé ses sculptures.
Bien que nourrissant des sympathies républicaines, Ruth Johnson entendait bien accueillir John Kennedy, attendu à Fort Worth le lendemain, tout en démontrant que le Texas, lui aussi, avait donné naissance à une élite éclairée. Elle passa la journée à collecter des chefs-d’œuvre détenus par les grandes familles, en vue d’une exposition très particulière : décorer la chambre du Président, pour la nuit qu’il allait passer à l’hôtel avant de repartir pour Dallas.

Hotel Texas
Sa dernière nuit. C’est cet événement que le Museum of Art de Dallas entend commémorer à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’assassinat du président le plus populaire des États-Unis. Restée au chevet de son enfant malade, Ruth Johnson ne put venir saluer les Kennedy lors de leur passage. Pas plus qu’elle ne pourra être présente au vernissage de cette commémoration : elle est décédée, en janvier dernier, à 89 ans.
Peu après avoir fait un crochet par la résidence du magnat du pétrole Ted Weiner pour charger le Picasso et d’autres sculptures, Ruth Johnson est passée prendre chez Perry Bass un paysage de Raoul Dufy. Le lendemain, elle est entrée dans la suite 850 de l’Hotel Texas pour répartir les pièces en compagnie d’Owen Day, un critique d’art qui avait eu l’idée de l’opération, concoctée avec le directeur du Musée Carter, Mitchell Wilder, et un membre du conseil d’administration, Sam Cantey.
Ce beau linge se retrouva en chaussons, raconte l’historien texan Scott Grant Barker, car il n’était pas question pour Iva Estes, qui dirigeait le service du ménage du palace, de laisser des chaussures piétiner la suite immaculée réservée au Président. Seize œuvres d’art en tout, mêlant genres et époques.
La chouette s’installa sur une table du salon, non loin du portrait par Claude Monet de sa petite-fille et d’une vue de Manhattan par Lyonel Feininger. Une figurine d’Eros Pellini vint prendre place sur la table basse, surplombée par un bronze de Henry Moore. Un peu plus loin, le Sombrero et gants peint en 1936 par Marsden Hartley.

Chambre à part
Le couple Kennedy faisait chambre à part. Supposant que Jacqueline allait dormir dans la plus grande chambre, Ruth Johnson pensa lui faire plaisir en la décorant du Van Gogh qu’elle avait décroché de sa résidence de Rivercrest. Elle partageait le goût de la peinture postimpressionniste avec la première dame, dont l’inclination pour la France, et sa langue avaient charmé le général de Gaulle. Dans la chambre destinée à son mari, furent choisies deux peintures américaines, Rencontre dans le blizzard de Charles Russell et La Baignade, le chef-d’œuvre de Thomas Eakins, représentant six hommes nus au bord d’un fleuve. Un petit catalogue, imprimé pour l’occasion, fut déposé dans la suite.
La visite au Texas du couple présidentiel était surtout dévolue à la capitale, Houston. Là, il avait rencontré les représentants d’une ligue de citoyens latino-américains, auxquels Jacqueline Kennedy s’était adressée en espagnol. « C’est le premier geste d’un président reconnaissant cette communauté comme une véritable force politique », souligne Scott Grant Barker.
Le jeudi, le couple arriva peu avant minuit à l’Hotel Texas. Il restait à JFK une demi-journée à vivre. En dépit de l’heure tardive, cinq mille personnes les avaient accueillis à la base aérienne, et trois mille cinq cents à l’hôtel. Jacqueline, manifestement fatiguée, est partie se coucher dans la petite chambre, laissant le Van Gogh à son époux.
À 8 h 50, le lendemain, le Président fit une rapide apparition devant l’hôtel, avant de prononcer un discours devant deux mille invités lors du petit-déjeuner. À 10 h 30, ce vendredi 22 novembre, il remonta à bord d’Air Force One pour un vol rapide à destination de Dallas, à une cinquantaine de kilomètres de distance. À 12 h 29, sur Elm Street, Lee Harvey Oswald déchargea son fusil sur le Président.
Durant la courte nuit qu’il avait passée à l’hôtel, John Fitzgerald Kennedy avait dû prêter une attention distraite aux œuvres qui l’entouraient. Cependant, Jacqueline y fut suffisamment sensible pour mentionner l’événement dans ses souvenirs. Avant de s’envoler, ils prirent tous deux la peine de téléphoner à Ruth Johnson pour la remercier de cette attention si particulière.

L’image de Dallas
C’est à un conservateur français, devenu le directeur adjoint du musée de Dallas, Olivier Meslay [lire L’œil n° 655], que revient l’initiative de l’exposition. Il a voulu souligner « l’importance qu’accordait le Président à la liberté de l’art et des artistes ». « C’est proprement incroyable que JFK ait passé sa dernière nuit entouré d’œuvres de Picasso, de Van Gogh, d’Eakins ou de Feininger. Rétrospectivement, j’ai été très touché par le geste de ces amateurs d’art, au-delà de la diversité de leurs convictions politiques », confie-t-il.
Avec sa part de complexité, la commémoration entend aussi dépasser la honte qui s’est abattue sur la cité. « Dallas a été stigmatisée suite à cet assassinat, alors que Memphis ou Los Angeles ne l’ont pas été pour celui de Martin Luther King ou de Robert Kennedy. Il est essentiel de rendre une image juste, en rappelant que, jusqu’à la tragédie, le voyage au Texas de ce président démocrate avait été très positif. »
La plupart de ces œuvres sont toujours en mains privées, mais plusieurs ont quitté l’État, fait valoir Scott Grant Barker. L’ascension du marché de l’art a forcé les héritiers à vendre les successions reçues en indivision. Le Feininger, un des plus beaux de sa série new-yorkaise, ainsi que les deux peintures américaines sont toujours dans les musées de Fort Worth. Mais Ted Weiner a déménagé en Californie, emportant ses sculptures à Palm Springs. Ruth a vendu pour 14 millions à un collectionneur japonais le Van Gogh, qu’elle avait acheté 25 000 dollars. Quant à l’Hotel Texas, il a été rénové ; et la suite 850, détruite.

John Fitzgerald Kennedy et la politique culturelle

De toutes les qualités que réunissait John Fitzgerald Kennedy, l’amour de l’art n’est pas la première qui vient à l’esprit. Son goût personnel a été quelque peu éclipsé par la personnalité brillante de son épouse. Le nom de Lyndon Johnson, le vice-président qui prit sa suite, est resté lié aux programmes d’encouragement de la création, dont le National Endowment for the Arts, né en 1965.
« Pourtant, souligne Frédéric Martel, qui a publié chez Gallimard en 2006 De la culture en Amérique, Kennedy en jeta les bases ; de même qu’il fut le premier à parler de la question noire, même si les grandes lois revinrent à son successeur. Il avait voulu fonder le grand complexe culturel qu’avait imaginé avant lui Eisenhower. Aurait-il tenu ses promesses, nous n’en savons rien, bien sûr. Il en était après tout à la troisième année de son mandat… En tout cas, c’est bien lui qui a lancé le mouvement, avec ses grandes soirées glamour, sa visite avec Jacqueline Kennedy au Louvre avec Malraux… C’est lui aussi qui a retiré la diplomatie culturelle de la CIA pour la confier aux Affaires étrangères. »

L’artiste et la nation
Trois semaines avant sa mort, le Président avait tenu l’un de ses plus beaux discours pour étendre à la culture son concept de Nouvelle Frontière, à l’occasion d’un hommage au poète disparu Robert Frost : « L’art n’est pas une forme de propagande, c’est une forme de vérité… L’artiste doit rester fidèle à lui-même… En servant sa propre vision de la vérité, il rend le meilleur service qu’il peut offrir à la nation. » Le soutien public à la culture a été cependant contrecarré dans les années 1980 par les « guerres culturelles ». Réclamant une censure sur les créations bénéficiant de subventions, la droite religieuse s’est alimentée des provocations redoublées d’une frange radicale. Cocktail explosif, dont ne s’est pas remis le grand rêve de Kennedy, formulé peu avant sa mort.

Informations pratiques

« Hotel Texas : une exposition pour le président et Mme John F. Kennedy », du 26 mai au 15 septembre 2013. Dallas Museum (États-Unis), www.dm-art.org

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°656 du 1 avril 2013, avec le titre suivant : La dernière nuit des Kennedy

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