Le génie allemand de Dürer à Kiefer

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 21 mars 2013 - 2291 mots

Deux expositions en France, « De l’Allemagne, 1800-1939 » au Musée du Louvre et « L’ange du bizarre » au Musée d’Orsay, mettent les artistes allemands à l’honneur. L’occasion de partir sur les traces de leur génie.

Pays unifié en 1871, l’Allemagne présente au fil des siècles des frontières mouvantes et apparaît comme une nation multiconfessionnelle, sans unité territoriale, historique ou artistique. À l’amorce du XIXe siècle, la dissolution du Saint Empire romain germanique et les conquêtes napoléoniennes changent la donne. Alors que des velléités unificatrices se font jour, artistes et intellectuels tentent d’identifier dans la culture les éléments à même de fédérer la nation naissante. Paradoxalement, c’est en se projetant dans des ailleurs temporels et géographiques qu’ils trouvent les ferments d’un art allemand moderne.

La Grèce, berceau mythique de l’Allemagne
Le premier dénominateur commun retenu pour orchestrer cette unité culturelle est, en effet, la lointaine Grèce antique. « Depuis la naissance de l’archéologie, l’Allemagne se projette dans une filiation mythique avec l’Antiquité, une affinité élective d’autant plus forte, au XIXe siècle, que le premier monarque du royaume de Grèce moderne, en 1833, est Othon Ier, un Allemand », explique Florian Knauss, directeur de la Glyptothèque, grand musée munichois dédié à la sculpture antique.
La grécomanie infiltre ainsi tous les arts ; le poète Hölderlin se fait le chantre du philhellénisme, tandis que de la Baltique à la Bavière, fleurissent des bâtiments à la rectitude dorique. Les peintres, des plus classiques aux plus modernes, puisent également dans ce répertoire ; des pastorales apolliniennes de Gottlieb Schick aux œuvres dionysiaques du symboliste Arnold Böcklin, tous les artistes se rêvent en descendants de cette patrie des arts.

Le Moyen Âge idéalisé
En marge du temple antique, la nation se construit, aussi, dans le culte de la cathédrale gothique, symbole de l’âge d’or de l’unité allemande précédant la Réforme. Cette ferveur pour le Moyen Âge se traduit par un retour à la nature et par une aspiration au légendaire et au fantastique. Une veine romantique qui se manifeste durablement, et dans tous les domaines, grâce à l’engouement suscité par la redécouverte de mythes fondateurs de la civilisation germanique, comme l’épopée des Nibelungen, qui inspire des générations de peintres, de Moritz von Schwind à Anselm Kiefer, ainsi que Richard Wagner dans son chef-d’œuvre Der Ring des Nibelungen.

Autre légende inépuisable, l’histoire de Faust traverse les époques, passionnant les écrivains, de Goethe à Thomas Mann, et offrant aux artistes un lexique de formes torturées, exploité du romantisme au cinéma expressionniste. « Avec le culte du Moyen Âge, on assiste à une volonté d’art total, un désir qui se traduit y compris dans la transformation du paysage. Dans la vallée du Rhin, par exemple, les châteaux en ruine sont reconstruits dans un style néogothique, de façon à créer des sites idéaux évoquant les contes médiévaux », commente Roger Diederen, commissaire de l’exposition dédiée à Karl Friedrich Schinkel – architecte à l’origine de la reconstruction de nombreux châteaux – actuellement organisée à la Kunsthalle de Munich.

Une vision sombre de la nature
La problématique du paysage constitue, en effet, une autre lame de fond de l’art allemand. Du romantisme au surréalisme, ce genre accompagne une réflexion philosophique et politique sur la possibilité d’inscrire le pays dans l’histoire, via son paysage, comme une alternative possible à son absence de grande fresque historique. Deux motifs essentiels de l’imaginaire collectif s’imposent alors comme des marqueurs identitaires : la montagne et, surtout, la forêt. Cette dernière possède d’ailleurs un caractère patriotique, car elle renvoie à l’histoire d’Hermann, héros germanique ayant mis en déroute les légions romaines dans les bois.
« La forêt est omniprésente dans l’art, mais possède une signification duelle : elle est à la fois un refuge, mais aussi un endroit qui abrite des créatures maléfiques, comme le Roi des aulnes qui entraîne les cavaliers vers la mort. Cette vision sombre de la nature, inhérente à l’art du paysage allemand et qui porte aussi le sceau du pessimisme de Schopenhauer, perdure au XXe siècle et est notamment très présente chez Max Ernst », souligne Côme Fabre, conservateur au Musée d’Orsay et commissaire de l’exposition « L’ange du bizarre ».

L’éternel retour
Profondément nourri de références littéraires et culturelles, l’art allemand ne se laisse pas aisément appréhender, tant il semble retravailler à l’envi les mêmes concepts. « Pour comprendre l’art allemand, il ne faut pas chercher une vision téléologique, car certaines préoccupations surgissent et réapparaissent constamment », résume Sébastien Allard, conservateur en chef au département des Peintures du Musée du Louvre et co-commissaire de l’exposition « De l’Allemagne ». Et de conclure : « Le rythme de l’art allemand n’est pas linéaire, il fonctionne en spirale avec un système de polarités qui se déplacent en produisant, à chaque fois, autre chose, et très souvent des œuvres d’une grande modernité. »

Albrecht Dürer (1471-1528)
Premier artiste allemand dont la réputation a égalé celle de ses contemporains italiens, Albrecht Dürer incarne la quintessence de la Renaissance dans les pays du Nord. Mêlant les innovations plastiques découvertes en Italie à l’influence gothique germano-flamande, le peintre a créé et théorisé un langage classique, nourri des idéaux humanistas de son temps. Cette synthèse stylistique se traduit par l’adoption de nouveaux canons anatomiques et de nouvelles techniques, comme la perspective, tout en conservant les thématiques traditionnelles de la culture germanique, telles que le goût pour le surnaturel et pour une spiritualité tourmentée. La gravure Le Chevalier, la Mort et le Diable condense ainsi les éléments incontournables de cet imaginaire collectif inspiré des légendes vernaculaires : la prégnance de la mort, le personnage valeureux du chevalier et une forêt omniprésente à la nature ambivalente ; à la fois berceau mythique de la civilisation et lieu angoissant hanté par des forces maléfiques.

Caspar David Friedrich (1774-1840)
Précurseur du romantisme, Caspar David Friedrich a inventé un genre nouveau qui a profondément influencé la peinture allemande. Privilégiant l’expressivité à l’imitation, il a forgé une conception du paysage autonome, façonné par le regard de l’artiste visionnaire, capable de voir au-delà des apparences et de déceler la manifestation du divin dans la nature. Cette portée métaphysique a donné lieu à diverses exégèses, elle a été analysée tantôt comme une méditation de l’homme face à la nature, un sentiment d’harmonie en résultant, ou, au contraire, comme une prise de conscience effrayante de l’insignifiance de l’homme à l’échelle de l’univers. Certains tableaux représentant des sites historiques, comme L’Arbre aux corbeaux, développent un discours plus complexe. Le tumulus sur lequel se trouve l’arbre daterait de l’époque des Huns, et le paysage tourmenté et marqué par la mort symboliserait la fin de ce monde archaïque et dépourvu de transcendance, en opposition à l’horizon apaisé et lumineux représentant l’espoir chrétien de la vie dans l’au-delà.

Arnold Böcklin (1827-1901)
Membre des Deutsch-Römer, un groupe d’artistes établi en Italie fasciné par l’antique et désireux de régénérer l’art allemand à son contact, Arnold Böcklin, d’origine suisse, est l’auteur de tableaux célébrissimes, à l’instar de Villa au bord de la mer. Son style singulier, alliant références littéraires et mythologiques à une facture picturale très moderne, a donné naissance à des images troublantes, mettant en scène les angoisses et les pulsions de ses contemporains sous le vernis de la tradition culturelle. La jeune femme du tableau, contemplant la mer depuis un rivage érodé par les flots, a ainsi été interprétée comme une représentation d’Iphigénie, personnage mythologique incarnant la nostalgie et la mélancolie, popularisée en Allemagne par la tragédie éponyme de Goethe. Jamais littérales, ses œuvres sont ouvertes et proposent une multitude de lectures. De fait, cette figure douloureuse, dans un paysage symboliste évoquant, avec ses ruines et sa végétation phagocytant la villa, le passage du temps, a aussi été perçue comme une allégorie du deuil.

Le mouvement nazaréen (début du XIXe siècle)
Contemporain des préromantiques, le mouvement nazaréen est considéré par les historiens comme l’une des premières sécessions artistiques. En 1809, ce groupe de jeunes peintres allemands, en rupture avec l’enseignement académique et lyrique de leurs maîtres, décide d’édifier un art nouveau qui remette la foi au premier plan et véhicule un message moral et édifiant. Ils retrouvent cet idéal de pureté dans l’art de la fin du Moyen Âge et de la première Renaissance, et font de Dürer et de Raphaël leurs figures tutélaires et leurs modèles. Proches des mouvements piétistes, ils forment une confrérie, qu’ils baptisent Saint-Luc en l’honneur du patron des peintres, et s’installent dans un monastère romain où ils vivent et travaillent ensemble. Afin de rétablir un art contemplatif et pieux, ils prônent des compositions simples, une palette claire et réduite, et une peinture lisse, dont la matérialité tend à s’effacer au profit de la lisibilité du concept. Leur travail connaît un grand succès et influence, plusieurs décennies plus tard, la démarche des préraphaélites.

Carlos Schwabe (1866-1926)
Artiste symboliste animé d’une foi profonde, Carlos Schwabe a fortement participé au renouveau mystique de l’art allemand à la fin du XIXe siècle. Si, depuis le romantisme, le sacré et la mort sont très présents dans la peinture, le traitement de ces thèmes évolue drastiquement sous les pinceaux des symbolistes ; il ne s’agit plus, en effet, de les évoquer de façon poétique et métaphysique, mais de les personnifier et de donner corps à des références occultes. L’œuvre la plus célèbre de Schwabe, La Mort et le Fossoyeur, montre ainsi une vision : l’ange de la mort, sous les traits d’une jeune femme, vient enlever un fossoyeur en train de creuser sa propre tombe. Tous les éléments de la composition sont signifiants ; la Mort fauche le défunt de ses immenses ailes tandis qu’elle tient au creux de sa main son âme qui diffuse une lumière verte surnaturelle. Enfin, le paysage immaculé en toile de fond est celui d’un cimetière enneigé, alors qu’au premier plan, la fosse est bordée de jeunes pousses symbolisant l’éternel cycle de la vie.

Franz von Stuck (1863-1928)
En 1892, en réaction à l’art académique, des artistes munichois fondent la Sécession, un mouvement d’avant-garde dont le peintre Franz von Stuck devient rapidement le chef de file. Ses tableaux, jugés obscènes et décadents, propagent une iconographie trouble de la femme fatale qui fait scandale. Ses héroïnes, issues du bestiaire fantastique mais aussi de l’univers biblique, ne sont en effet plus que des prétextes à une projection charnelle et cruelle des aspects les plus sombres de l’âme humaine. Dans ce panthéon de personnages pervers et vénéneux, l’Ève pécheresse occupe une place privilégiée. Vêtue uniquement d’un python d’apparence diabolique, elle affiche dans Le Péché une sexualité décomplexée et incarne la damnation. La hardiesse du sujet est renforcée par un traitement plastique très moderne ; une gamme chromatique sourde et restreinte et une composition inhabituelle – le corps monumental de la femme occupant pratiquement toute la surface de la toile – faisant du tableau une icône dérangeante et hypnotique.

L’expressionnisme allemand (début du XXe siècle)
Immense cri de révolte face aux conventions sociales et artistiques, l’expressionnisme s’impose comme le premier mouvement d’avant-garde allemand du XXe siècle. Scindé en deux groupes : Die Brücke (« Le Pont »), actif à Dresde puis à Berlin, et Der Blaue Reiter (« Le Cavalier bleu »), fondé à Munich, le courant joue un rôle décisif dans l’évolution de la peinture et, notamment, dans la naissance de l’abstraction. Malgré des inclinations différentes, Der Blaue Reiter est par exemple plus spirituel et lyrique alors que Die Brücke affiche une expressivité débridée et sensuelle, les deux groupes se retrouvent dans une volonté commune de refonte utopique de la société par l’art, via une libération de l’énergie créatrice et le rejet des canons académiques au profit d’une peinture aux formes schématisées et aux couleurs antinaturalistes. Les œuvres de leurs protagonistes – Kirchner, Kandinsky, Münter ou encore Mueller – présentent ainsi une vision déformée de la réalité, onirique ou cauchemardesque, traduisant des sentiments et des sensations exacerbées.

Christian Schad (1894-1982)
Dans l’entre-deux-guerres, le Retour à l’ordre s’impose en Europe, prenant différentes formes selon les pays.
En Allemagne, il s’exprime à travers la nébuleuse de la Nouvelle Objectivité, une tendance regroupant des artistes aux styles différents, dont le dénominateur commun est le rejet de la subjectivité de l’expressionnisme et des utopies des avant-gardes, au profit d’une représentation sans fard des travers de la société. Figure singulière de ce courant, Christian Schad portraiture la décadence de la bourgeoisie de la république de Weimar, cherchant à oublier le traumatisme de la guerre dans les plaisirs éphémères des cabarets et des maisons closes. Ses œuvres dépeignent un monde déshumanisé, à l’érotisme glaçant, où tout dialogue entre les êtres semble impossible. Archétypes de la solitude, ses personnages appartiennent ainsi visuellement à des plans distincts du tableau ; à l’image de cet homme occupant le premier plan tandis qu’une femme et un travesti sont représentés, de façon partielle et de dos, au second plan.

Anselm Kiefer (né en 1945)
Acteur majeur de l’art contemporain allemand, avec son aîné Gerhard Richter, Anselm Kiefer mène depuis plus de quarante ans une réflexion sur l’histoire et la création de son pays. Né en 1945, quelques mois avant la capitulation du régime nazi, il livre une œuvre hantée par le spectre de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah, et qui se fonde sur une approche cathartique de l’art, afin de s’emparer de ce passé douloureux pour tenter de le comprendre. Cette investigation passe principalement par la réappropriation des références historiques, culturelles et philosophiques de l’identité allemande. Son travail regorge ainsi de réinterprétations de la mythologie germanique, notamment de l’épopée médiévale des Nibelungen, mais aussi d’allusions aux opéras de Wagner. L’artiste puise également dans la tradition picturale et en reprend les motifs, notamment le paysage tourmenté jalonné de ruines, thème central du romantisme, ainsi que les techniques traditionnelles telles que la gravure sur bois, médium privilégié de la Renaissance allemande et de l’expressionnisme.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°656 du 1 avril 2013, avec le titre suivant : Le génie allemand de Dürer à Kiefer

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