Jean-Jacques Beineix - « Je ne mérite pas autant d’intérêt »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 20 février 2013 - 1881 mots

Le cinéaste, réalisateur de 37°2 le matin, Roselyne et les Lions et IP5 : l’île aux pachydermes, dévoile dans son exposition « Studio Beineix » ses talents cachés de musicien, d’écrivain et de plasticien.

Martine Robert : Au Musée des Années 30 de Boulogne-Billancourt, le public va pouvoir mesurer la diversité de vos talents : outre le cinéma, vous avez aussi une production de musicien, de peintre et d’écrivain. D’où vient cette envie de pratiquer des disciplines aussi diverses ?
Jean-Jacques Beineix : Probablement de l’envie de tout expérimenter, du refus de choisir. C’est aussi le reflet d’une éducation multiple, avec un père juriste, positiviste, persuadé que le progrès et la science sauveraient la planète, et une mère artiste, pianiste. Avec eux, j’ai toujours beaucoup voyagé, et l’étranger ne m’a jamais paru étranger. Mon éducation était ouverte sur le monde, sur la culture ; nous allions voir des expositions, des spectacles, du cirque, et nous étions entourés de beaux objets. Mes grands-parents étaient amateurs d’art, ils n’avaient pas de gros moyens mais chinaient. Chez eux, il y avait des peintures, des sculptures, dont un bronze de Rude, le modèle de La Marseillaise, qui malheureusement a été volé, et beaucoup de souvenirs de la guerre de 1914. Je n’ai jamais aimé la guerre.

M.R. : Cet environnement vous a-t-il transmis le virus du collectionneur ?

J.-J.B. : Non, mais je possède quelques tableaux. J’aime l’univers du Japonais Yujiro Otsuki ou du Français Pierre Peyrolle. Si j’avais les moyens, j’aurais des œuvres de Basquiat ou de Lucian Freud. Mais je ne suis pas envieux, ni préoccupé par ce que je n’ai pas. Et je peux m’offrir un musée imaginaire dans mes films ! D’autre part, j’aime beaucoup le graffiti, les tags, j’en ai mis d’ailleurs dans mon film IP5 : l’île aux pachydermes. Je regrette de ne pas en avoir mis davantage. C’est une expression artistique riche, luxuriante, qui se régénère en permanence. Cela ne lui enlève pas son caractère illicite et « profanatoire » pour autant. J’ai écrit une chanson là-dessus, mais je n’en fais pas l’apologie.
En fait, ce que je collectionne, ce sont les propriétés littéraires ! J’ai acheté les droits de livres en prévision de films que je ne tournerai pas forcément, mais ce n’est pas toujours de mon fait, le milieu du cinéma est très pusillanime.

M.R. : Comment est née cette exposition protéiforme visible à Boulogne-Billancourt ? Est-ce vous qui êtes allé vers le musée ou l’inverse ?
J.-J.B. : Le musée est venu à moi. Cette exposition m’a semblé déplacée : je fais des photographies tous les jours, j’apprécie le piano, je dessine, mais tout cela, je ne le fais pas de manière ostentatoire, je le fais pour m’amuser. De ce travail se dégagent des émotions, ces mêmes émotions qui passent dans mes films quand j’en réalise.
La commissaire de l’exposition [Juliette Singer, conservatrice des musées de Boulogne-Billancourt] s’est intéressée à cela, elle a été touchée. Je continue pour ma part de penser que je suis un amateur, qui ne mérite pas autant d’intérêt. Mais peut-être qu’en regroupant ces diverses facettes de ma création, le visiteur apercevra quelque chose. Je n’excelle dans aucun domaine, mais de cette somme géométrique d’incompétences ressortira éventuellement une expression artistique originale !

M.R. : Quel genre de peinture réalisez-vous ?
J.-J.B. : Plutôt abstraite. Je n’avais pas assez confiance en moi, en ma capacité à dessiner. J’ai fini par faire une incursion où je peignais hors du temps. J’avais autrefois un bel atelier que j’ai dû vendre, malheureusement. Le cinéma me l’a offert, le cinéma me l’a repris.

M.R. : Vous êtes-vous impliqué dans la scénographie de cette expo ?
J.-J.B. : Je n’ai pas réalisé la scénographie, mais j’ai apporté mon avis, mes suggestions, on ne se refait pas ! J’y ai passé beaucoup de temps. Je suis assez dans le contrôle des événements censés me représenter. Et je m’implique personnellement dans cette exposition : je fais divulguer des textes de mes chansons, interpréter Vexations d’Erik Satie, et sur mon piano sera anamorphosé l’un de mes tableaux, La Fin du monde.
Le visiteur découvrira à la fois mes lieux d’habitation et de tournage, déambulera parmi les décors, les costumes, les accessoires, les extraits de films, les photos, les objets personnels… Il pourra voir, par exemple, le travail d’anamorphose d’un tableau que j’avais effectué sur des assiettes, réalisées ensuite par Deshoulières et utilisées lors d’un dîner de gala au Festival de Cannes. Bref, il y aura une mise en abyme d’éléments constitutifs de ce que j’ai fabriqué et, par conséquent, de ce que je suis.
C’est une nouvelle forme d’autobiographie, un banquet foisonnant, une auberge espagnole, mais c’est révélateur d’une démarche. Je vais me confronter au public, c’est une expérience, je la redoute un peu je dois dire, on verra bien. « Quand les choses nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs », disait Cocteau.

M.R. : Vous semblez insatiable. Comment expliquer cet appétit de tester tant de champs de création différents alors que vous êtes un cinéaste reconnu ?
J.-J.B. : J’ai peur de m’ennuyer. Et j’essaie aussi d’attraper les choses quand elles se présentent. Regardez cette allée du cimetière que l’on voit de ma fenêtre. Il y a toujours une silhouette qui s’y promène. Mais le temps que je saisisse mon appareil photo, elle est souvent partie. Aujourd’hui, il y a une très belle brillance sur les tombes, il a plu. Je suis très sensible aux changements de lumière. Et cette montagne magique, le Sacré-Cœur, elle élève mon regard. Pour moi, il y a une cohérence de l’ensemble de ma production, dont les composantes se répondent.
J’ai aussi écrit un livre, cela a été un moment important, mais beaucoup n’ont pas compris que je menais là une vraie expérience littéraire. En France, on catalogue, on fragmente, on enferme, et en ce qui me concerne, c’est donc à la rubrique cinéma que j’ai été rangé. Il faut rompre cela. C’est le côté cartésien des Français, qui n’aiment pas l’éclectisme. Voyez, là, je pars à l’Inserm pour faire un travail documentaire sur l’histoire de la médecine. Les frontières sont en train de bouger, mais cela reste très compartimenté.

M.R. : Votre exposition a été retardée. Était-elle si compliquée à monter du fait de sa diversité ?

J.-J.B. : Cela a été en effet complexe à mettre en œuvre, pour tout rassembler, indexer. J’avais déjà eu une rétrospective au Japon, assez proche de celle-ci, dans un grand magasin de Tokyo, lequel avait mobilisé beaucoup de moyens pour décliner l’univers de chaque film, le travail était très soigné. Il y a eu énormément de visiteurs.

M.R. : Cette rétrospective est aussi l’occasion de vous replonger dans votre carrière et de faire le point. À quoi avez-vous l’intention de vous essayer maintenant ?
J.-J.B. : J’ai envie de prendre un nouveau départ en temps qu’artiste. Aujourd’hui, je me vois moins cinéaste que graphiste ou artiste contemporain. Pendant l’exposition, je vais m’essayer à faire des lectures, des performances. J’ai envie d’installations, de scènes, de mises en scène de théâtre ou d’opéra. Je veux également écrire un roman, inspiré de Faust, le héros pourrait être un cinéaste.

M.R. : Et le cirque, vous qui lui avez consacré un film, Roselyne et les lions, auquel vous tenez beaucoup dans votre filmographie ?
J.-J.B. : Le cirque traditionnel est perçu comme de plus en plus incorrect, archaïque, on veut le faire disparaître. Il y a une mise en danger inutile du dresseur et de son animal identiquement. Néanmoins, il s’y joue quelque chose de fort, c’est pourquoi j’y suis sensible.

M.R. : En 2005, vous vous êtes lancé aussi dans une bande dessinée, L’Affaire du siècle. Avez-vous l’intention d’y revenir ?
J.-J.B. : Cette BD s’est faite autour du scénario d’un film que je voulais réaliser pour les trapézistes sur les vampires et qui n’a pas abouti. Je voulais une prolongation visuelle du projet, un peu comme le cinéaste Terry Gilliam qui n’a pu sortir son film sur Don Quichotte à la suite d’une succession de malchances, et donc en a fait un documentaire. À partir du story-board du film, le dessinateur a accepté de faire un premier tome, qui a été un succès, puis un second. J’aimerais sortir le troisième. J’apprécie les raccourcis de la bande dessinée, le dessin réaliste de Loustal, l’univers de Bilal, mais aussi le graphisme noir et blanc du manga. Je dessine moi-même beaucoup de caricatures, j’ai créé des personnages comme l’Épluchette avec sa tête en lame de couteau.
J’apprécie aussi la caricature politique, plutôt brutale. J’ai croqué Juppé, Bayrou, Sarkozy, Villepin, Hollande, DSK avant ses déboires, Lang. J’ai dessiné nombre de ces caricatures de manière anonyme, signées d’un pseudo. Aujourd’hui, je desserre le verrou, j’ose davantage.

M.R. : Avec des talents si éclectiques, on se demande vraiment pourquoi vous n’avez pas fait cette exposition plus tôt…
J.-J.B. : Parce que personne n’avait fait le lien entre tout cela et que, pour moi, solliciter quoi que ce soit de qui que ce soit m’aurait paru incongru. Je suis plutôt casanier, je n’aime pas faire de bruit. Mon imaginaire est très riche et je n’aime pas sortir, je suis assez ermite. J’éprouve un mélange de timidité et de réserve. Je me mets peut-être la barre trop haut.

M.R. : Quelles sont vos sources d’inspiration majeures ?
J.-J.B. : Des lieux, des lumières, des thématiques, des musiques. Cela a été des musiques contemporaines : Ravel, Debussy, Poulenc, Fauré. Et beaucoup d’opéras. Puis, grâce au piano, j’ai mieux découvert Mozart, Bach, Beethoven, Mendelssohn, Schubert. Il y a les livres, bien sûr. Mais j’essaie aussi de lire pour lire, sans arrière-pensée.
Actuellement, je lis L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni, le prix Goncourt de 2011, et, comme toujours, le livre d’Echenoz du moment. Les photos, les peintures m’inspirent également énormément. Mais je ne veux pas faire la queue devant un tableau pour pouvoir l’admirer. J’ai la chance d’appartenir à cette génération qui a pu s’asseoir devant La Joconde, sans pression, au Louvre !
Je préfère me promener dans les petits musées, comme le Musée Bourdelle [à Paris], ou dans des établissements passionnants que l’on peut trouver en province, moins bondés. Et puis, il y a les musées de la vie ! Les boutiques, les gens dans la rue… Voilà pourquoi je prends beaucoup de photos et pourquoi je suis un otaku et que je collectionne les petits appareils photo.

Biographie

1946 Naissance à Paris.

1970-1971 Assistant-réalisateur sur le plateau de Claude Berri puis de Claude Zidi.

1982 Il reçoit quatre César pour son premier long-métrage Diva.

1986 Il dirige Béatrice Dalle et Jean-Luc Anglade dans 37Ëš2 le matin.

2006-2007 Il produit plusieurs documentaires par sa société de production Cargo Films fondée en 1984.

2013 Exposition « Studio Beineix » au Musée des Années 30.

Tout l’univers de Jean-Jacques Beineix

Le Musée des Années 30 de Boulogne-Billancourt propose du 4 avril au 29 septembre 2013 une plongée dans le cinéma du réalisateur. L’événement « Studio Beineix » est un parcours à travers les décors de ses films cultes, de la cuisine de 37Ëš2 le matin à la salle de bains de Diva. Extraits de films, interview des acteurs et photographies ainsi que des performances musicales autour des Vexations d’Erik Satie accompagnent la rétrospective. L’exposition est aussi l’occasion de découvrir son univers, sa production peinte et les artistes qui l’influencent. La dernière salle dévoile les coulisses des studios du quai du Point-du-Jour de Boulogne-Billancourt.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°655 du 1 mars 2013, avec le titre suivant : Jean-Jacques Beineix - « Je ne mérite pas autant d’intérêt »

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