Sous influences

Petit traité d’influences

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 19 février 2013 - 667 mots

Sous influence du haschich
En 1853, celui qui n’est pas encore le fameux professeur Charcot, expert en neurologie, achève son internat et s’apprête à compléter son doctorat. À 28 ans, il se livre alors à l’expérience du haschich et dessine sous l’influence de cette drogue. Il griffonne même quelques phrases : « Impulsion involontaire et fantasque qui toutefois n’est pas complètement soustraite à la volonté. » Celui qui deviendra l’un des pères de la psychopathologie moderne et enseignera à Freud dessine des animaux, des monstres, des personnages, entre grotesque et caricature. Le témoignage est à la fois précis, complètement saturé et fantastiquement abstrait. Motifs communs à bien des dessins réalisés sous influence, l’arabesque, la volute et la spirale traduisent les fuites de l’esprit soumis à une substance psychotrope. Au XIXe siècle, nombre d’intellectuels fumèrent ou ingérèrent cette drogue. L’orientalisme ambiant concourut grandement à son succès. Nerval et Théophile Gautier en furent de fervents consommateurs.

Sous influence médicamenteuse
La pharmacopée a toujours été une passion pour cette fille et petite-fille de pharmaciens. Pour elle, l’aspirine offre bien des satisfactions, c’est un nectar. En 1999, sa Maison malade était entièrement tapissée d’emballages de médicaments, vertige d’une addiction hélas familière. Comment une substance peut transformer un corps jusqu’à l’enfermement d’une dépendance, voilà ce qui fascine l’artiste. Elle est d’ailleurs captivée par ces personnages de la littérature en proie à une addiction. En France, nous sommes champions de la consommation d’anxiolytiques. Le marché est énorme. Jeanne Susplugas ne s’adonne à aucune morale et n’est pas plus accro que quiconque. Elle sculpte avec précision les accoutumances anodines, les petits plaisirs sur ordonnance, les béquilles chimiques. La jeune artiste revendique avec ses néons, brasse les pilules multicolores, promesses de bonheur ou de soulagement, royaume des illusions parfois. Le « joli » monde de Susplugas se fait de plus en plus solitaire. Son champagne a un goût amer.

Sous influence de l'opium
Sur cette image, Cocteau, allongé, porte ses fameux yeux peints, métaphores d’une double vision, du regard initié. Lucien Clergue l’a photographié sur le tournage de son dernier film, Le Testament d’Orphée. À cette époque, le poète s’est détaché de l’opium dont il fit usage dans les années 1920 à la mort de Raymond Radiguet, s’y perdant même un temps. « L’opium permet de donner forme à l’informe ; il empêche, hélas ! de communiquer ce privilège à autrui. Quitte à perdre le sommeil, je guetterai le moment unique d’une désintoxication où cette faculté fonctionnera encore un peu, par mégarde, avec le retour du pouvoir communicatif. »
De fait, la drogue ne servait plus au poète à créer à l’époque du film. Mais dans son dernier long-métrage, dans lequel Cocteau occupe le rôle principal dans le décor des carrières des Baux-de-Provence, les visions sont nombreuses. Dans cette fable fantastique sans histoire, Orphée/Cocteau, touché par une balle, traverse ainsi les écrans du temps croisant sans le voir Œdipe ou encore le Sphinx et Minerve.

Sous influence obsessionnelle
Environnement rouge constellé de points blancs, ballons gonflés à l’hélium, architecture fluide, Dots Obsession est démultiplié à l’infini par le truchement de miroirs, jouant ainsi d’une désorientation hallucinatoire chez le spectateur. L’œuvre obsessive de l’artiste japonaise a fait écho aux années psychédéliques au cours desquelles elle s’est livrée entièrement à son art. Elle-même couverte de pois, configurant des espaces aux formes molles et hédonistes, organisant des performances parfois orgiaques, Kusama a fait du pois son obsession. Dès 1966, elle associe des miroirs aux surfaces peintes, créant des abîmes visuels : « Ma vie, c’est-à-dire un point au milieu de ces millions de particules qui sont les pois. » Dans Manhattan Suicide Addict, livre confession écrit en 1978 mais seulement traduit en 2005, on découvre l’usage immodéré de drogues dont il est difficile de savoir si elles apaisent ses hallucinations dues à des troubles mentaux ou si elles les accentuent. L’expérience de ses installations donne un tout petit goût des voyages de cette grande dame de l’art contemporain qui continue de créer depuis l’hôpital psychiatrique où elle réside volontairement depuis 1973.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°655 du 1 mars 2013, avec le titre suivant : Petit traité d’influences

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