Histoire de l'art

Hopper - Office at night : le peintre et l'actualité

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 6 août 2012 - 1324 mots

Que se passe-t-il durant cette Nuit au bureau ? Difficile de le dire tant Edward Hopper a fui la narration et, avec elle, la représentation du réel. Commentaire d’œuvre…

Difficile de trouver dans les tableaux d’Edward Hopper des traces de l’actualité de l’Amérique. Hormis une traduction évidente de certains signes de la modernité, le peintre ne représente pas l’actualité, assimilée à l’anecdote et au pittoresque. Tout juste grappille-t-on quelques bribes d’histoire de l’Amérique moderne, sa culture de la voiture, l’essor du tertiaire, la place des femmes dans la société. Il est loin le temps où l’épouse est représentée soumise et admirative de son homme en couverture de Farmer’s Wife (1917) lorsque Hopper peint Room in New York (1932). Le couple est désormais désuni, lui, absorbé dans sa lecture, elle, apathique devant un piano. L’ennui et le désœuvrement se heurtent à l’indifférence.

La place anecdotique du réel
Entre les deux dates, Hopper a abandonné l’illustration qu’il exécrait, boulot alimentaire qui aura pourtant forgé sa propension à condenser au maximum ses images. Mais comme l’écrit Didier Ottinger dans le catalogue à propos du réalisme du peintre : « Nombre de sujets de son œuvre picturale, inspirée par le monde bureaucratique, le spectacle, les loisirs, trouvent une première formulation dans les dessins qu’il conçoit pour les magazines professionnels. […] Contre cette illustration commerciale positive, caricaturalement optimiste, louangeuse des vertus du travail, incitatrice aux loisirs et à la consommation, les tableaux de Hopper imposeront des figures de “résistance” : des personnages apathiques, méditatifs, fiers de leur solitude. La confrontation entre tableaux et illustrations voués à un même sujet révèle l’abîme qui les sépare. » Hopper disait lui-même que « le grand art est l’expression extérieure de la vie intérieure de l’artiste qui s’incarne dans sa vision personnelle du monde ».

Il y a donc peu de place pour le réel. La prohibition ne laisse qu’une trace ténue dans The Bootleggers (1924), un laxatif prisé en 1927 n’est que vanté en devanture du Drug Store, et la Seconde Guerre mondiale serait à entrapercevoir dans Bridle Path (1939)… Même la salle de projection de New York Movie (1939) est un composite de quatre cinémas de la ville : le Strand, le Public, le Republic et le Palace. C’est ce que rapporte Robert Morris dans un article traduit dans l’anthologie judicieusement publiée dans le catalogue.
Hopper aura exécuté plus de cinquante croquis et études pour parvenir au cadre idéal des rêveries d’une ouvreuse. L’image, qui a résisté au principe de décantation, est ainsi d’une grande complexité même si elle est exempte de détails, prête pour la reconnaissance implicite du spectateur. Et ce, encore aujourd’hui. Moins que l’Amérique, Hopper a peint des allégories de l’ennui, de l’absence, du pessimisme et de la dépression toujours aussi justes. C’est tout le paradoxe de son actualité.

1 - La secrétaire : cherchez la femme
Depuis leur mariage en 1924, Josephine, qui avait alors 41 ans et était vierge, avait exigé d’être l’ultime modèle féminin de son mari. C’est d’ailleurs elle qui affublait ensuite les sujets de prénoms – ici la secrétaire s’appellerait Shirley – rendant plus anecdotique la scène. Bien que Hopper connaisse parfaitement la plastique de son épouse, il a pourtant « tiraillé » la réalité, plaçant quasiment sur un même plan le postérieur outrageusement moulé et la poitrine opulente. Même si le peintre a été vu comme le chantre d’un puritanisme américain typique de la Nouvelle-Angleterre, il a abondamment représenté les femmes, en fait, une seule, la sienne : nue dans Girlie Show (1941), en nuisette sur un lit, tournée vers le soleil (Morning Sun, 1952), en ouvreuse dans New York Movie (1939). Jusqu’à la dernière toile, celle qui fut surnommée Jo aura la même apparence, intemporelle, dans la peinture de son mari. Dans cette nuit laborieuse, elle est dépeinte assurée, loin d’être timorée devant l’insistance de son patron. Elle n’est pas une victime timide, mais a son destin bien en main. Une femme moderne.

2 - Entracte l’absence d’action
On a beaucoup glosé sur le contenu des toiles d’Edward Hopper. Il faut dire que le peintre ne ménageait pas les ambiguïtés. L’intitulé Une nuit au bureau n’a été fixé qu’en dernier ressort après celui de Room 1005 et de Confidentially Yours, étrange « confidentiellement vôtre ». Hopper choisit finalement un titre plus désincarné et moins narratif pour « atteindre la plus grande austérité sans perdre l’émotion ». Exécrant l’anecdote, fuyant la narration, Hopper donnait très peu d’explications à ses toiles, excitant d’autant plus l’imagination de ses commentateurs.
C’est Baker qui avança la notion d’entracte pour définir les vues peintes par Hopper, ces moments suspendus, sans action, sans verbe. Une nuit au bureau est mutique, mais paradoxalement chargée d’effets de récit : la pièce du fond, tronquée, indique une suite possible, une feuille tombée au sol, le corps de la femme tendu vers un but inavoué. Selon le sémiologue Pierre Fresnault-Deruelle, « l’angle de vue transversal du tableau accentue l’impression d’assister à quelque chose d’illicite », un cadrage cinématographique qui porte à se raconter des histoires. C’est l’entracte. Le décor est posé pour la prochaine scène.

3 - La lumière, une projection
Hopper n’a jamais décrit littéralement les environnements qu’il peignait, les incohérences y sont d’ailleurs nombreuses. S’il était fasciné par la lumière depuis ses expériences parisiennes du début du siècle, il n’était pas pour autant dans une recherche impressionniste et précisionniste. Ses perceptions étaient plus condensées, déjà épurées et synthétisées par leur mémorisation. La lumière chez Hopper aura d’ailleurs été rapprochée de celle, intemporelle et métaphysique, de De Chirico.
Dans Une nuit au bureau, la lumière provenant de l’extérieur reste la plus énigmatique. Parfois incohérente, elle pourrait presque être davantage interprétée comme un éclairage de théâtre. Dans cet espace distordu par des perspectives outrées, les trois sources de lumière (deux tangibles et celle dénaturée de l’extérieur) densifient le mystère de la scène. Elles découpent profondément l’espace et sectorisent les sujets. D’ailleurs, dans la plupart des versions préparatoires, le mur principal, violemment éclairé, comportait un tableau. Il fut retiré dans la version finale, laissant la paroi nue et se découper un parfait écran de lumière, comme une amorce de projection.

4 - La solitude, le malaise moderne
L’aliénation résultant de la modernité, revers pessimiste du progrès, est l’explication la plus souvent donnée quant au contenu elliptique et générique des toiles d’Hopper. L’anonymat des grandes villes, le tertiaire en pleine expansion sont associés à ce sentiment d’aliénation. Même lorsque des figures humaines partagent l’image, elles n’échangent pas. Ici, l’homme est indifférent à la plastique callipyge de sa secrétaire, absorbé par sa lecture. Le désespoir lourd qui « plombe » certaines des œuvres de l’artiste n’est pas aussi prégnant dans le bureau, mais le silence est néanmoins bien tangible.
Le motif du lecteur happé par son texte, à côté de l’action, est récurrent chez Hopper. Pour ce peintre réputé taiseux, peu enclin à répondre aux entrevues, une telle scène est emblématique. Si certains critiques d’art ont pu lire ici une charge sexuelle, c’est bien l’isolement qui scelle cette image. Le « malaise du monde moderne » est rendu avec froideur. À la différence de certaines peintures représentant des pièces vues de nuit depuis l’extérieur, ici, la scène fait moins du regardeur un voyeur qu’un spectateur. C’est une mise en scène, davantage qu’un aperçu furtif saisi au hasard d’un voyage en métro aérien. Un spectacle qui requiert le silence.

Informations pratiques.

« Edward Hopper », du 10 octobre au 28 janvier 2013. Galeries nationales du Grand Palais. Ouvert du mercredi au samedi de 10 h à 22 h et le dimanche et lundi jusqu’à 20 h. Tarifs : 12 et 8 e. www.rmn.fr

La chaîne Arte aux couleurs d’Hopper. Le dimanche 14 octobre, Arte programme une journée spéciale Edward Hopper. Au menu, la diffusion du documentaire Une toile blanche d’Edward Hopper (52 min, réalisation Jean-Pierre Devillers, DVD en vente 20 e) et d’une série de huit courts métrages inspirés d’une toile du peintre (Hopper vu par…).

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°649 du 1 septembre 2012, avec le titre suivant : Hopper - Office at night : le peintre et l'actualité

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